Apérocalypse (roman inachevé)

Copyright 2020 : Simon « Gee » Giraudot, Ptilouk.Net Éditions

Apérocalypse (roman inachevé) est une œuvre placée sous Licence Creative Commons BY SA.

Image de couverture : Industrial Wasteland par Neil Williamson (CC By Sa)

Avant-propos

Ça avait commencé comme une blague.

« Je suis en train d'écrire un roman sur l'effondrement de la civilisation : ma plus grande crainte, c'est que la civilisation s'effondre avant que je ne l'aie terminé ! »

Nous sommes en mai 2020, et ma crainte s'est réalisée. D'accord, je sais bien : techniquement, la civilisation (celle à laquelle j'appartiens, la civilisation industrielle occidentale) ne s'est pas totalement effondrée. N'empêche qu'au printemps 2020, la crise du COVID-19 a radicalement changé la face de cette société et, surtout, notre rapport à sa résilience et à ses possibles effondrements.

Mon roman commence par la confrontation du narrateur à une pénurie dans un supermarché. Ce qui était de la science-fiction pour un Français moyen au moment où je l'écrivais – pendant l'hiver 2018 – est devenu une expérience banale connue de tous : les caddies pleins à craquer de PQ ou de packs d'eau, les rayons de farine désespérément vides… Dans mon roman, l'armée est déployée avec un strict contrôle des déplacements : les mesures de confinement mises en place avec leurs attestations dérogatoires et leurs amendes de 135 € en cas de manquement sont devenues bien réelles, elles.

Ce n'est pas tant que la réalité ait rejoint la fiction : c'est qu'elle se soit frayé un chemin parallèle, un chemin qui rend mon roman à la fois très réaliste (sur l'effondrement) mais aussi très à côté de la plaque (sur la forme qu'il prend). Il devient difficile d'évoquer une fiction autour de l'effondrement sans partir des prémices que la crise du COVID-19 nous en fait ressentir. Alors que faire ? Réécrire le roman en intégrant la crise du COVID-19 comme une partie du passé des personnages ? Mais qui sait ce qui va advenir et quel passé constituera dans quelques années notre présent ? Essayer d'imaginer un futur proche probable à partir d'un présent devenu aussi incertain, c'est à s'arracher les cheveux, d'autant plus alors qu'il me reste probablement entre six mois et un an d'écriture avant d'en voir la fin. Et la perspective de devoir charcuter la trame que j'avais en tête pour la faire coller à une nouvelle réalité n'a rien de palpitant…

Après plusieurs semaines en pleine crise de COVID-10, le constat est là : je n'y arrive plus. Je n'arrive plus à écrire ce bouquin. Ajoutons à cela que j'avais déjà eu du mal à m'y mettre pour de bon… le premier chapitre date de l'hiver 2018 et il m'aura fallu facilement un an de plus pour m'atteler sérieusement à sa rédaction. Les événements actuels sonnent comme un nouveau revers et, au bout d'un moment, il faut regarder la réalité en face : c'est le moment d'arrêter les frais, de faire le deuil de ce bouquin, et de passer à autre chose.

J'ai bien été tenté de le ranger dans un placard ou, plus pragmatiquement, dans une poubelle. Pourtant, dès que je relis ces premiers chapitres déjà écrits, je ne peux pas m'empêcher d'en être fier, de me dire qu'ils sont drôles, qu'ils mériteraient d'être lus et que l'histoire mériterait d'être terminée. Mais plus rien ne vient et, dès que je veux écrire, j'ai le coronavirus dans le coin de la tête qui bloque tout.

Alors voilà, je vous présente la solution médiane : publier ce bouquin tel quel, inachevé. Prenez-le pour ce qu'il est : un produit de son époque et qui aura été rattrapé par cette même époque. Une histoire qui aurait du être une dystopie et qui n'est devenue qu'une uchronie déjà un peu obsolète. Rien de plus, rien de moins. Il y a un peu plus de neuf chapitres écrits : le livre en aurait comporté quarante-huit, l'histoire de déroulant sur un an, au rythme de quatre chapitres pour chaque mois. Vous avez donc ce qui aurait correspondu au premier cinquième de l'histoire complète, une sorte de longue introduction. Attention, ça s'arrête net au milieu du chapitre 10 : je ne me suis pas senti de bricoler une conclusion à l'arrache, ça s'arrête donc pile au moment où j'ai abandonné l'écriture… au milieu de nulle part, donc.

Et le reste de l'histoire ? J'ai une trame en tête que je vous expose à la fin. Libre à vous de la lire, de l'ignorer voire même de vous inventer votre propre suite. Plus encore que tout ce que j'ai pu publier jusqu'à maintenant, c'est une histoire libre

Notez aussi que ce début de roman n'a pas reçu de travail éditorial ou de relectures autres que les miennes (qui sont rarement suffisantes, malheureusement). Je m'excuse donc par avance du nombre immanquablement élevé de fautes, de répétitions et de maladresses de langage que vous pourrez y trouver…

Le cadre – résolument bordélique – étant posé, je vous présente donc Apérocalypse, mon second roman… inachevé, celui-ci.

Bonne lecture et à bientôt sur le web ou ailleurs,

– Gee

Juin

1. Ambiance glaciale et bière tiède

– Désolé, on n'a plus que ça.

Y'a des phrases, comme ça. Des phrases innocentes, qu'on a entendu mille fois sans s'en émouvoir, et qui pourtant, dans un certain contexte, te foutent les larmes aux yeux. « Plus que ça ». Mon regard passe alternativement de l'employée du Carrouf qui vient de prononcer la phrase fatidique au misérable pack de bière qu'elle me tend.

Plus que ça. Bordel.

De la bibine d'étudiant fauché. Un truc à faire rougir une trappiste de honte, mais qu'on a bien pris soin de faire ressembler à une bouteille de bière, des fois qu'on la confonde avec le pot de chambre de papi.

Ça doit être le karma : à chaque fois que je casque plus de quatre euros pour un demi dans un bar, je fais la tronche parce que j'ai l'impression de me faire enfler. Alors oui, c'est sûr que là, le pack de Brasseuse Pil's Discount à cinquante centimes, il pèsera plus lourd sur mon estomac que sur mon porte-monnaie.

Remarque, c'est pas comme si mon porte-monnaie pesait lourd non plus. Faut dire que quand les banques désactivent leurs distributeurs, en général, tu vas pas loin avec les deux billets de vingt qui te restent en poche… si t'as de la chance.

Brasseusse Pil's Discount. Nom de Dieu. Je l'ai imaginé pas mal de fois, le jour de l'effondrement… le capitalisme qui se casse la gueule façon Malaysia Airlines, et qui entraîne toute la civilisation occidentale dans sa chute. Jamais j'aurais cru devoir admirer le spectacle avec de la pisse d'âne pour tout brevage.

Enfin… santé, le monde ! Et adieu, Chouffe, Maredsous, Kwak et Westmalle,. Je passe en caisse avec mon pack de désespoir synthétique vaguement houblonné et je tends ma dernière pièce de cinquante centimes à la caissière. Elle doit avoir dans les cinquante piges et me fait le regard que les braves gens balancent aux clodos qui ont l'outre-cuidance de claquer l'argent de leur quête dans de la bibine au lieu de monter une start-up comme tout adulte responsable. Et quoi ? Faudrait que je fasse des réserves de bouffe comme tout le monde ? Que j'entasse des boîtes de conserve et des packs de flotte en attendant… en attendant quoi, d'ailleurs ? Que ça se tasse ? Que l'économie reparte ? Que les banques ré-ouvrent ? Mais ils croient quoi, ces cons ? Cette fois-ci, c'est la bonne. On est foutus, rincés. Pour de bon. Alors autant passer un bon moment avant de tirer le rideau. Un dernier apéro sur les ruines, et bonsoir messieurs-dames.

— J'vous laisse. Je dois mettre ce… machin au frigo avant qu'on nous coupe l'élec'.

Je lâche un petit ricanement et je trace ma route. Je ne déconne qu'à moitié : les coupures de courant se font de plus en plus fréquentes. Et ça, c'est comme le CAC40, le pognon, le pétrole et tout le bazar : des soubresauts, y'en a eu ; y'en aura encore quelques-uns ; mais à un moment, ce sera le dernier.

C'est dingue comme on ne prend conscience de la finitude des choses qu'au moment précis où on se la prend en pleine poire. Cette poignée de porte qu'on tourne chaque jour : un jour, ce sera la dernière fois ; cette bagnole qu'on a l'habitude de conduire : un jour, ce sera le dernier tour de clef. Pour pas mal de choses, ce sera parce qu'on sera mort. Dans le cas de ma bagnole, ce sera parce qu'on aura épuisé la dernière goutte d'essence. Enfin, « la dernière goutte »… de la station du Carrouf, en tout cas. Pour ce que j'en sais, les réserves ne sont pas plus glorieuses dans les autres stations environnantes. C'est toujours pareil : pour se protéger contre la pénurie, les gens l'aggravent eux-mêmes en se précipitant à la pompe tous en même temps.

Les gens sont cons. Je le sais, j'en fais partie.

Est-ce qu'on peut vraiment nous en vouloir d'être cons face à la finitude ? J'veux dire, la nôtre : on la connaît dès le départ (ou presque) ; on essaie de ne pas trop y penser pour pas virer zinzin, mais au fond, on s'y prépare. Lentement, sûrement. En essayant de se convaincre que ça ne sera pas avant très, très, très, très… très longtemps. Elle nous file peut-être des insomnies, mais la mort a aussi un côté rassurant : un jour, tous tes tracas seront définitivement terminés. Tu seras tranquille alors, pour de bon. Bref : divorcer de la société en partant les deux pieds devant, ça va, on sait faire. Par contre, quand c'est la société qui se barre et nous laisse sur le carreau, là, on n'a pas le manuel.

« Cette poignée de porte qu'on tourne chaque jour : un jour, ce sera la dernière fois. »

Parce qu'on sera sera mort ? Peut-être pas. Peut-être qu'il n'y aura plus de porte. Peut-être même que toute la putain de maison se sera écroulée. Et je revendique mon droit à me sentir con face à un édifice à terre dont on m'avait vanté la résilience.

Aïe. Je gamberge, je gamberge, et je manque de percuter Ahmed.

Ahmed, c'est le militaire qui fait le planton sur le parking du Carrouf. Un grand dadet noir et chauve avec les yeux tristes typiques du bon gars qui a rêvé de gloire devant les pubs pour l'Armée de Terre et qui se retrouve figurant de l'État d'Urgence. Assigné à la surveillance d'un hypermarché paumé au milieu des champs. Aventure et gloire assurées.

Je remarque sa présence arrivé à deux centimètres de sa tête – enfin, de son torse, vu nos différences de taille. Je pile juste à temps pour ne pas me prendre le canon de son fusil mitrailleur dans le bide.

— Merde ! Pardon Ahmed.

— C'est rien, mec.

J'aime bien Ahmed. Et pourtant, j'ai jamais pu encadrer les militaires.

— Tu vas vraiment boire cette… chose ? me demande-t-il en avisant le pack qui pendouille au bout de mon bras.

— M'en parle pas… Les rayons sont vides. Y'a plus rien. C'est ça ou la flotte.

— Franchement ? J'aurais choisi la flotte.

— La flotte, y'en a au robinet…

— Pour le moment…

Je hausse les épaules en m'éloignant.

« Pour le moment. »

Qu'il est drôle, Ahmed. Le pire, c'est qu'il n'a pas tort : les banques hier, l'électricité aujourd'hui… et demain ?

Franchement, je ne me souviens déjà plus de ce qui a calanché en premier : la bourse, la dette publique, l'énergie, le pétrole, les matières premières, les rendements agricoles, le gouvernement… avec le recul, c'est dur de dire qui a entraîné l'autre dans sa chute, mais tout ça a fait un joli château de cartes. Ou une rangée de domino, selon la métaphore qu'on préfère. Et patatra. Ça aura pris quoi… deux grosses semaines ? Trois, à tout casser, pour que ça pète au-delà du point de non-retour ? Depuis, les gens courent partout à la recherche d'un espoir auquel se raccrocher. L'État envoie l'armée, parce qu'il ne sait rien foutre d'autre. Quant à moi, je déconne avec Ahmed avant d'aller picoler. Sans doute parce que moi non plus, je ne sais rien foutre d'autre.

Je me gare devant chez moi. La jauge d'essence indique deux traits. Deux traits, c'est pas top. C'est plus qu'un trait avant d'arriver au dernier, celui qui clignote pour bien te faire sentir le côté « compte à rebours ». Je sais pas à quel moment ça a déconné pour qu'on compte l'essence en litres à la pompe et en traits dans la bagnole, mais m'est avis que c'est pas totalement décorrélé d'avec le bordel actuel.

La route entre le Carrouf et le Lotissement est déserte. Quand je pense aux quantités d'heures que j'ai perdues dans les bouchons, à attendre que les bagnoles cul-à-cul passent ce foutu rond point… Je devrais être soulagé, mais là, bizarrement, cette grande nationale toute vide, ça aurait plutôt tendance à m'angoisser. C'est un peu comme des voisins chiants qui seraient morts pendant la nuit : certes, t'as plus le bruit, mais tu vas pas tarder à avoir l'odeur – sans vouloir citer les grands hommes.

Tout ça pour dire que là, clairement, ça pue.

J'arrive au Lotissement qui, lui aussi, est désert. Pour le coup, ça n'a rien de franchement inhabituel : depuis cinq ans que j'ai emmenagé dans le coin, je ne crois pas avoir croisé de voisin plus d'une dizaine de fois. On m'annoncerait que je vis dans un quartier fantôme que je ne tomberais pas à la renverse… J'habite à l'étage d'une maison divisée en deux : aucune idée de qui habite la deuxième moitié. Et comme il n'y a aucune partie commune – je passe par un escalier extérieur sur le côté de la maison pour rentrer chez moi –, les chances de le découvrir son mince.

Au moment où je m'apprête à tourner la clef dans la serrure de la porte de mon T2, la poche de mon jean vibre. Avec mon pack de pisse dans la main gauche et mon trousseau dans la main droite, j'ai l'air fin. Je me penche pour poser le pack au sol et je me redresse avec la grâce d'un papi de quatre-vingt balais, en poussant un discret râle avec une pensée émue pour la carte d'abonnement à la salle de sport qui moisi dans mon portefeuille depuis le nouvel an.

Je décroche : c'est Mathias.

— Salut Mathias.

— Wesh grô.

Mathias est un collègue de bureau. Un Lorrain – personne n'est parfait. C'est mon n-égal-1. On a trouvé cette expression comme étant la plus logique pour désigner un collègue au même niveau hiérarchique que soi-même, donc sous les ordres du même n-plus-1. Ça nous a fait marrer, c'est resté. Humour d'informaticiens…

— Tu m'appelles pas pour le boulot, j'espère ? Je suis en congé.

— Le boulot ? Haha ! Qu'est-ce que tu crois ? On est au chômage technique cinquante pourcents du temps avec les coupures d'électricité ! T'as vraiment choisi une mauvaise période pour tes congés : on n'en branle pas une, ici…

Je ne perds pas mon temps à lui faire remarquer que quitte à glander, je préfère le faire pénard sur mon canapé que derrière un écran noir dans un bureau entouré de baies vitrées qui se transforme en four dès que la clim est coupée. Il poursuit :

— Bref, de toute façon, on risque d'être tous en congés forcés à la fin du mois : vu le bordel avec les banques, je ne vois pas bien comment la direction compte nous verser nos salaires…

— Bah tu vois, moi j'ai pris les devants : j'ai déjà commencé à ne plus rien foutre.

— Haha ! Parce qu'avant la crise, t'étais une foudre de guerre, c'est ça ? Un bourreau de travail ?

— Sale con.

— Baltringue.

On s'adore.

— Bon, trêve de compliments : que me vaut ton charmant appel ?

— C'était pour te dire qu'avec deux trois collègues, on sent quand même la merde arriver à vitesse grand V. Pour le moment, c'est l'inertie qui fait tenir le système, mais faut pas s'leurrer : quand les gens vont commencer à manquer de bouffe, ça risque de devenir pas jojo.

— Je vois ce que tu veux dire. Personnellement, je suis déjà au bord de la dépression à cause du manque de bière correcte…

— Voilà. Comme disait ma grand-mère, quand il n'y a plus de foin dans le râtelier, les chevaux se battent.

— Tiens, d'ailleurs, comment elle va, mamie ?

— Toujours morte.

Oups.

— Bref, je disais donc qu'avec les collègues, on cause pas mal apocalypse, survivalisme et tout le tintouin.

— L'éclate.

— Et j'me demandais… t'as bien un oncle chasseur, toi, non ? Parce que niveau réserves de bouffe, on peut encore se démerder, mais niveau armement pour défendre la baraque… un fusil et des munitions, vu que je suis ni chasseur, ni dealer, ni américain, c'est pas aussi simple.

Je rêve. La seule arme qu'a jamais tenu Mathias, c'est les touches ZQSD de son clavier. Il y a un dicton qui dit que quand ton voisin de palier commence à adhérer à une mode, c'est qu'elle est sur le point de devenir ringarde. Quand ton geek de collègue commence à adhérer aux principes de la NRA, c'est qu'il est temps de courir.

Et puis d'ailleurs…

— Mon oncle chasseur ? Tu veux dire, celui dont je suis allé à l'enterrement y'a de ça trois mois ?

— Ah oui. Merde.

— Comme tu dis. Du coup pour ton fusil, tu peux toujours te gratter.

— Désolé pour tonton. Ça fait un partout pour les gaffes sur la famille décédée.

— Moi je compte toujours 2-1 pour toi, vu qu'à l'époque, tu m'avais sorti « bah ça va, tranquille le week-end de trois jours » parce que l'enterrement était un vendredi.

— C'était pas une gaffe ça, c'était un constat.

— T'es qu'un sale con.

— Je sais.

Et il raccroche. Mathias est un sale con. Heureusement que ça n'est que mon n-égal-1. D'autant plus s'il commence à se balader avec un pétard à la main.

Je range mon téléphone et je me penche pour récupérer mon pack. C'est à ce moment-là qu'une voix m'interpelle.

— Hé, toi, l'gamin !

Ça doit être un vieux moisi qui a fumé trois paquets par jour pendant un bon demi-siècle vu le timbre rauque. Je me retourne. Autant pour moi, c'est une vieille. Pour le reste de l'analyse, je crois par contre que j'ai tapé juste : elle a une clope à demi entamée au bec.

— Euh… c'est à moi que vous avez parlé ?

— Tu vois un aut'gamin dans le paysage ? Tu fuis.

Je regarde alternativement mon pack de bière et mon entrejambe, les deux endroits les plus plausibles pour une fuite.

— Mais non, pas toi, neuneu : t'as un truc qui fuit chez toi. On est tout inondés en bas.

Ah bah oui, j'avais bien besoin de ça. Le monde occidental s'écroule et il faut en plus que j'me tape un dégât des eaux avec ma voisine du dessous. Une créature d'un mètre cinquante de haut – et à peu près pareil de large. Une sorte de sphère toute frippée, avec des petits membres boudinés qui dépassent, qui schlingue la gitane sans filtre et qui n'a pas l'air étouffée par la politesse.

Je soupire et j'lui montre mon pack de bière.

— J'vais mettre ça au frais et je regarde d'où ça vient.

— Tu peux toujours, y'a plus d'jus.

— Oh non mais…

Plus d'électricité, l'eau qui déconne… je commence à envisager d'aller chercher un fusil moi aussi.

— Pi faudrait faire le constat pour l'assurance, me dit la vieille alors que je passe le seuil de ma porte. Et pas à la Saint Glinglin !

— Deux secondes ! Je pose ça et j'arrive !

Je lui claque la porte au nez. Les quelques flac flac que font mes pieds sur le sol m'indiquent assez rapidement l'origine de la fuite : le lave-vaisselle. Une jolie flaque décore à présent la cuisine intégrée qui me sert également de couloir d'entrée. Je m'écroule sur mon canapé. Quel foutoir ! Mais quel foutu foutoir de fou furieux !

Je me passe les mains sur le visage. Les papiers pour l'assurance. Je me marre. Je sais pas si Mamie Gitane se rend bien compte de la situation planétaire, mais je doute qu'il reste encore quoi que ce soit dans les caisses des assurances. Ou même que ce « quoi que ce soit » vaille encore quoi que ce soit.

Je m'embrouille encore. Il est temps de goûter cette saleté de brasseuse discount : je m'en décapsule une et…

Okay, alors non. Non non non. Je ne comprends pas comment on peut brasser un truc aussi immonde. Cette saloperie, c'est le quinquennat de François Hollande en version bière : t'en attendais que dalle et t'es quand même déçu. Et je ne suis pas encore assez désespéré pour avaler l'équivalent liquide de la social-démocratie.

Ça se passera pas comme ça, foi(e) de buveur de bière. J'en fais le serment : apocalypse ou pas, avant de crever d'une cartouche envoyé par un cinglé comme Mathias, j'aurai ma trappiste, au moins une dernière. Une mousse digne de ce nom, un truc à te réchauffer un bruxellois en pleine tempète de neige. Ce sera bon, ce sera beau, on fera la fête et on chantera sur les ruines de l'humanité.

Si on doit se faire un dernier apéro avant la fin du monde, je refuse de le faire seul, déprimé, en chialant dans un verre de bière tiède premier prix dégueulasse. Si la société prend sa retraite, on va lui faire un pot de départ digne de ce nom, une fiesta à réveiller les morts.

Non mais !

2. Montée des mers et dégât des eaux

Voilà que ça tambourine à la porte. C'est encore Mamie Gitane, je l'entends à travers la cloison.

— Tu t'magnes, gamin, ou quoi ?

— J'ai dit DEUX SECONDES !

Ça doit être le genre de vieille à venir faire ses courses à dix-huit heures. Ça en remue pas une de la journée, mais quand il s'agit de venir casser les noix aux actifs, ça le fait sur les horaires de bureau.

Je lui ouvre la porte car je sens qu'elle ne va pas me lâcher.

— Faites gaffe, mamie, y'a de l'eau par terre.

— Sans blague ? Chez nous c'est au plafond.

— C'est le lave-vaisselle.

Elle jette un œil à l'appareil.

— C'est ton joint qu'est mort, ça. D'ailleurs, qu'est-ce t'as besoin d'un lave-vaisselle, toi ? T'es tout seul ! T'peux pas laver tes couverts comme tout le monde ?

Pas envahissante pour un sou.

— Dites. J'vous ai demandé le temps qu'il faisait ?

— Et t'attends quoi pour couper l'arrivée d'eau ? Qu'on nage la brasse, en-dessous ?

— Mais lâchez-moi ! Tant qu'il est pas en marche, j'vois pas bien pourquoi ça fuirait ! Je l'ai lancé tout à l'heure avant de sortir, il a juste coulé pendant le cycle.

— « Juste » ! « Juste », qu'il me dit ! Bah oui, et maintenant, on a juste une grosse tâche au plafond et le journal du Robert qu'était en-dessous ressemble juste à une serpillère !

— Robert, c'est votre mari, j'imagine ?

— Nan, mon poisson rouge. À ton avis ?

Charmante.

— Votre prénom à vous, c'est quoi ?

— Marguerite ! Pourquoi, tu veux m'épouser ?

On dit que l'habit ne fait pas le moine, et pourtant j'ai rarement entendu un nom aussi adapté. Grosse vache.

— Bon, bah allons remplir votre foutu constat, qu'on en finisse, Marguerite. J'peux vous appeler Marje ?

— Nan !

Va pour Marje.

Je suis donc ma nouvelle copine et nous descendons. Moi qui me plaignais de ne jamais avoir rencontré les gens du dessous… Tu me diras, question occasion, c'est moins guindé que la Fête des Voisins. Vu le caractère délicieux de Marje, je m'étonne d'ailleurs de ne jamais avoir eu affaire à elle avant. Sans être un gros bourrin, je ne crois pas être le plus discret des locataires : j'ai une certaine tendance à traîner des pieds ou à mettre le son fort quand je regarde un film, et comme Mamie Gitane semble moyennement accomodante… Remarque, elle est peut-être sourde comme un pot. Vu que les quelques amabilités qu'on a échangées l'ont été sur un volume plutôt élevé, ça aurait pu m'échapper.

L'appartement qu'elle partage avec son mari est la copie conforme du mien… au niveau de la charpente. En ce qui concerne le reste, on pourrait difficilement faire plus diamétralement opposé : papiers peints à fleurs, meubles en bois massif qui puent cette odeur typique des vieux à trois kilomètres, naperons sur la table, moquette marron. Sans blague, qui a encore de la moquette chez lui de nos jours ? Tu parles d'un cliché. Bon okay, avec mes meubles Ikea et mes murs blancs, je suis peut-être moi aussi un cliché à ma manière, celui du trentenaire célibataire, mais au moins mon étagère Kallax ne sent pas le moisi. Encore qu'avec le dégat des eaux, ça ne va peut-être pas tarder.

J'interpelle le vieux qui est assis sur le canapé et fixe la télé écran plat – le seul objet de l'appart qui indique que nous ne sommes pas en 1950 –, télé éteinte bien sûr, coupure de courant oblige.

— C'est vous le mari de Marje ? J'peux vous appeler Homer ?

— C'est Robert !

Va pour Homer.

Homer se lève de son canapé. J'ignore si Marje et lui ont encore une vie sexuelle – franchement, j'm'en cogne, et en plus, j'ai pas du tout envie de l'imaginer – mais si c'est le cas, j'espère qu'il reste toujours au-dessus : il est à peu près aussi grand et maigre qu'elle est petite et grosse. T'en mets six comme Homer et avec Marge, on peut jouer au bowling. Bon, les années ont un peu érodé sa droiture et sa posture évoque plus un S qu'un I. Ça lui permet d'avoir la tête au même niveau que celle de sa femme, alors que droit, je l'imagine dépasser le mètre quatre-vingt.

Il me regarde avec un air suspicieux que je réserverais pour ma part à un type qui aurait assassiné toute ma famille. Il a le visage ridé et tout pincé, j'ai l'impression de voir Popeye. J'me suis déjà gourré sur le surnom… D'autant que j'ai plus la sensation d'être chez les Ténardiers que chez les Simpson.

— C'est toi qui nous a inondé l'appart ?

— Mon lave-vaisselle, pour être précis. Je suis venu me constituer prisonnier. Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat.

Ma blague le fait rire, ça le déride un peu – façon de parler. Il m'apparaît tout de suite plus sympathique qu'elle. Je retire ce que j'ai dit sur les Ténardiers : c'est un authentique Homer que j'ai là, si on oublie le physique.

— T'es un rigolo, gamin. J'espère que la Marguerite t'as pas trop secoué. Elle a ses humeurs.

Ah, ça met des « le » et des « la » devant les prénoms… entre eux et mon collègue Mathias, j'suis vraiment cerné par les Lorrains.

— J'ai cru comprendre, ouais. J'avais un peu peur qu'elle me zigouille avec le regard si je descendais pas fissa pour signer le constat, alors me voilà.

— Oh, la Marguerite ! Tu pourrais être gentille avec le gamin ! C'est quand même pas sa faute !

— C'est la mienne, peut-être ?

C'est sympa au vieux de prendre ma défense, mais alors si c'est pour me fader une dispute de couple entre deux fossiles en prime, merci la journée. Heureusement, Marje ne rétorque pas et me fait signe de la suivre. Je m'assoie sur une chaise en bois avec l'assise tressée de rigueur pendant que Marje nous dégotte un constat dans un de ses placards. J'aurais été bien incapable de faire de même chez moi… Sont organisés, ces vieux. C'est une façon d'occuper sa retraite, j'imagine.

Marje remplie le constat toute seule comme une grande. Je suis accessoire, je suis une plante verte. Franchement, ça m'arrange : l'administratif et moi, on n'est pas copains. Qu'elle remplisse son truc et me laisse juste signer sans regarder, ça me va très bien. Je sais, avec ce genre de comportement, il pourrait m'arriver des bricoles. En même temps, en quoi est-ce qu'elle pourrait bien m'arnaquer ? Au train où vont les choses, d'ici à ce que la lettre soit traitée par la compagnie d'assurance, on aura changé trois fois de régime politique et cinq fois de monnaie. L'instabilité du monde, y'a rien de tel pour te recoller les baskets bien dans l'instant présent : moi qui n'était déjà pas des masses prévoyants, je suis en train de virer dangereusement carpe diem. Il ne me manque plus que le sac EastPack avec le logo de Nirvana cousu dessus et je suis redevenu un ado insouciant. M'enfin si ça amuse Mamie Gitane d'aller harceler les assureurs qui doivent être en train de filer à l'anglaise avec notre pognon pendant que le bateau coule, qui suis-je pour lui enlever ce petit plaisir ?

— Voilà, gamin, tu signes là et là, tu prends ton volet et t'envoies ça à ton assurance.

— Vous voulez dire que j'ai un truc à faire moi aussi ?

— Dis-donc, c'est quand même ton lave-vaisselle ! Tu crois pas que je vais te faire ta paperasse, non ?

Je grogne un peu mais je peux difficilement l'envoyer paître. Forcément, dans le Lotissement, y'a pas de Poste. Comme de mon côté, j'ai pas touché un timbre depuis ma majorité, à vue de pif, ça m'impose encore une sortie imprévue pour gâcher ma journée de congé.

— Z'auriez pas un timbre, à tout hasard ?

Elle aussi, elle grogne. En même temps, comme je dois lui donner l'image d'un mec aussi dégourdi qu'un nouveau né, elle fait un effort surhumain et farfouille dans son porte-monnaie.

— La barbe, j'en ai plus ! Oh, le Robert ! Y sont où, les timbres ?

— Dans ma table de chevet !

— Bah oui, c'est l'endroit logique, ça ! Au cas où t'aurais des pulsions épistolaires pendant la nuit, vieux gaga ! Ah j'te jure, des engins comme ça, faudrait pas c'est moi qui vous l'dit j'vous en…

Partie dans une tirade incompréhensible, elle disparaît par la porte de la chambre à coucher. On l'entend continuer à râler de loin, ça fait un bruit de fond, un peu comme un moteur de 2CV qu'on aurait laissé tourner dans le garage.

J'en profite pour aller sympatiser avec Homer, vu qu'il a l'air de m'avoir à la bonne. Je m'assoie sur le canapé à côté de lui. Comme lui, je me mets à fixer la télé. Elle est éteinte. Alors je sais, vu la qualité des programmes quand elle est allumée, on n'y perd pas forcément au change. N'empêche que c'est vite lassant, le noir. Je le fais remarquer à Homer.

— C'est palpitant, comme émission.

— C'est pas l'mot.

— Disons que c'est reposant.

— Faut admettre.

— C'est le côté zen qui vous plaît ?

— Le côté que j'ai rien d'autre à regarder, surtout.

— Remarquez, ça nous change de la télé-poubelle.

— Ah ça, les éboueurs ont rien laissé, les fumiers.

— Avec un peu de chance, ça se rallumera pour les pubs.

— J'croise les doigts, gamin.

J'l'aime bien. Je continue à déconner avec lui tandis que sa femme revient de la chambre à coucher en soufflant comme un bœuf. La table de chevet d'Homer ne devait pas être rangée comme elle l'aurait voulu, parce qu'elle a l'air encore plus agacée qu'avant d'y fouiller.

— Tiens ! V'là ton timbre !

Merci Sainte Mamie Gitane. La boîte aux lettres la plus proche est à deux pas, c'est tout de même mieux qu'une demi-heure de bagnole pour aller faire la queue dans le seul guichet ouvert du seul bureau de Poste à trente kilomètres à la ronde. Je range le timbre dans mon portefeuille. Marje reste droite comme un piquet à côté du canapé et tapote du pied en me fusillant du regard.

— Bon t'attends quoi pour aller le poster, le constat ? J'vais pas devoir t'le lécher en prime, ton timbre ?

C'est qu'elle me foutrait dehors, la mégère. Papi Homer prend ma défense à nouveau :

— Oh bah quand même, tu vas pas l'virer comme un malpropre, le gamin ? Pour une fois qu'on a quelqu'un à la maison… Quelqu'un qu'a pas les cheveux blancs, en plus. T'vas bien rester boire un coup, hein gamin ?

Forcément, si on me prend par les sentiments, moi je fonds. J'ai encore le goût de la brasseuse de mes deux en travers de la gorge et Homer a une tête à avoir une cave digne de ce nom. Si ça trouve, même Marje est charmante quand elle a deux grammes.

— C'est pas de refus ! De toute façon, j'crois que la dernière levée du courrier est en début d'aprem, c'est trop tard pour aujourd'hui. J'irai poster ça tout à l'heure, ça presse pas.

— Ah bah ça y est, s'écrit Marje, le Robert s'est trouvé un copain de picole, manquait plus que ça !

— C'est pas d'la picole, c'est l'apéro.

Seize heures trente, ça fait une définition assez large de l'apéro mais je ne vais quand même pas contredire Homer.

— Tu bois quoi, gamin ?

— Vous avez une bonne bière ?

— Nan, c'est pas trop mon truc.

Personne n'est parfait. Homer me sort une bouteille de vin de son placard à alcool. Enfin, ça ressemble à du vin. C'est dur à vérifier car il n'y a pas d'étiquette. Ou alors elle est cachée sous la poussière et la toile d'araignée qui se sont déposées dessus. Je dois être naïf, mais je ne m'attendais pas à rejouer la scène de la cuisine dans Les Tontons flingueurs.

— C'est quoi ?

— C'est maison.

C'est pas rassurant.

— Tu bois avec nous, la Marguerite ?

— Nan ! Faut bien que quelqu'un reste lucide dans cette baraque ! Au cas où…

— Au cas où quoi ?

Je tente un :

— Au cas où ce serait la fin du monde ?

Homer et Marje me regardent tous les deux avec surprise. Un ange passe. Bonjour, je suis l'homme qui met les pieds dans le plat. Puis ils éclatent de rire. Moi aussi. Ouf. Pendant quelques secondes, j'ai eu peur d'avoir dit quelque chose de pertinent.

Deux verres à vin nous tombent sous le pif et Homer les remplit généreusement. Comme ça c'est clair : ce soir, dodo à vingt heures. Tu m'étonnes que les vieux se couchent tôt avec un train de vie comme ça.

On trinque « à la fin du monde » ! Ce n'est pas exactement ce que j'imaginais quand je disais vouloir fêter la fin du monde dignement, mais c'est un début. Je goûte le breuvage suspect. Bon. Premier point, ça ne brûle pas et ça ne donne pas la gerbe : d'une certaine manière, ça dépasse déjà mes espérances. Deuxième point, a priori, ça a dû être pensé comme étant du vin ; ça en a peut-être été à un moment donné ; on sent vaguement le raisin ; mais clairement, là, on est largement au-dessus des douze degrés.

— La vache, ça tabasse.

— C'est maison.

Je trouve que ça fait léger, comme justification, mais admettons : il a l'air fier de lui et je ne suis pas du genre à cracher dans la soupe, surtout quand elle est bonne et qu'elle rend ivre.

Marje est sortie pour se fumer une clope. Chacun son poison. Mamie Gitane et Papi Piquette. Tu parles d'un couple bien assorti. Il aura fallu que mon lave-vaisselle déconne pour que je les rencontre.

Ah merde, tiens, mon lave-vaisselle. Je n'ai même pas épongé avant de descendre. Comment est-ce que je vais bien pouvoir faire réparer ça dans le contexte actuel, moi ? Je n'vais quand même pas devoir refaire ma vaisselle à la main, comme un animal… Ou pire, changer le joint moi-même. Brrr. Rien que d'y penser, j'ai des sueurs froides. Je rebois une coup pour faire passer ça…

Santé, Homer.

3. Gueule de bois et tête de nœud

Je veux mourir. Homer est un salopard. Il m'a empoisonné. Je ne veux pas mourir : je vais mourir. À l'aide.

Il est vingt-et-une heures. Homer et moi, on s'est torché la bouteille démoniaque et on a même eu le temps d'en entamer une deuxième avant que Marje ne me foute dehors à coups de pied dans l'derche. Je crois qu'elle m'a sauvé la vie. Merci, Sainte Mamie Gitane ; va au diable, Maudit Papi Piquette.

Je suis affalé sur mon canapé, un coussin plaqué sur la tête. Pourtant, des alcools forts, j'en ai bu deux ou trois dans ma vie. C'est pas que celui-ci soit particulièrement fort, c'est surtout qu'il est traître : tu bois ça comme du petit lait, mais le vrai côté régressif de la chose, c'est que tu finis en position fœtale.

Oh bon Dieu. J'aurais bien dit « j'ai plus vingt ans », sauf qu'en bas, Homer et ses quatre-vingt balais n'avaient pas l'air si secoué que ça au moment où je suis parti. Remarque, il était flou, il aurait été à quatre pattes en train de dégobiller que je n'aurais sans doute pas fait gaffe.

D'ailleurs, j'ai parlé un peu vite tout à l'heure, en prétendant que la boisson en question ne filait pas la gerbe : c'est à retardement, ce truc. En même temps, j'hésite à aller me vider une bonne fois pour toutes : j'ai bien peur que ça soit moins appétissant à la sortie.

Voilà qu'on frappe à ma porte.

C'est pas vrai. Pas maintenant. Pas là. À tous les coups, c'est Mamie Gitane qui vient m'achever. Je serais presque tenté de l'y autoriser. D'un autre côté, rien qu'à l'idée de l'entendre me gueuler dessus, j'ai la nausée qui remonte.

Je fais le mort. Ce qui est moyennement compliqué vu que la réalité est à peine plus glorieuse.

Ça continue de frapper. Opiniâtre, la vieille.

— Y'a quelqu'un ?

Au temps pour moi : c'est une voix d'homme. De jeune homme. Raison de plus pour faire semblant de ne pas être là : je ne sais pas qui c'est, mais lui ne sait assurément pas que je suis chez moi.

— C'est la dame du dessous qui m'a conseillé de venir vous voir.

La traitresse. Bon. Après tout, l'alcool ne doit pas entamer les manières. Un gentleman avec la gueule de bois se doit de rester un gentleman malgré tout. Je me lève du canapé et le salon en profite pour faire un salto. Faux départ, je retombe le cul sur les coussins. Je me stabilise, ravale un début de rot acide et retente le coup. C'est mieux, mais cette fois c'est mon œsophage qui se lance dans la gymnastique acrobatique. Un peu de self-control, que diable ! Si je vomis sur mon visiteur, l'aspect gentleman en prendra quand même un sacré coup.

J'ouvre. Un gringalet me regarde. Le visage fin et glabre, des cheveux noirs qui mériteraient une bonne coupe, pas très grand, pas bien épais non plus. Il a l'air paumé. Pour qu'il se retrouve sur mon palier, faut vraiment qu'il le soit…

— Bonsoir.

— 'Soir. Z'êtes qui ?

Un parfait gentleman, j'vous dis.

— Désolé de vous déranger. Le tram est en panne, le réseau 4G est indisponible et je suis coincé ici. Est-ce vous auriez un téléphone fixe pour que j'appelle quelqu'un ?

Au ton et au débit, je comprends assez vite que le gars a répété son speech plusieurs fois et qu'on l'a déjà envoyé baladé.

— Z'avez sonné en bas ?

— Oui. La dame qui m'a ouvert m'a conseillé de venir chez vous. Elle m'a un peu envoyer paître.

— Bah tiens.

— Je n'ai pas osé insister.

— Tu m'étonnes.

— Elle n'avait pas l'air très…

— Ouais.

— Voilà.

— Je sais.

La vieille peau. Même pas foutue d'aider un petit jeune désœuvré. Si Homer n'avait pas été en train de cuver, je suis sûr qu'il aurait protesté. Je me sens obligé de laisser entrer le type, histoire de me montrer plus digne que Mamie Gitane. Je sais, c'est pas le standard le plus dur à atteindre au monde. Je soupire tout de même pour montrer mon agacement : je veux bien être cordial, mais faudrait quand même pas que ce freluquet croit que c'est la fête du slip et qu'on peut me déranger en pleine gueule de bois sans subir ma mauvaise humeur. Gentleman oui, gogo non.

— Bon bah entrez.

— Merci ! Vous me sauvez la vie.

— Parlez moins fort, j'ai mal aux cheveux. En plus, criez pas victoire tout de suite… faut déjà que je refoute la main sur mon téléphone fixe… en tablant sur le fait que le réseau filaire marche. C'est pas gagné.

— Je suis un peu désespéré.

— J'avais compris. J'arrive.

Direction ma piaule. Comme tout le monde, j'ai ma petite box Internet qui fait aussi le téléphone, la télé et le café, mais comme tout le monde, je me sers quasi-exclusivement de mon portable pour téléphoner. Du coup, j'ai fini par virer le téléphone qui encombrait la table basse, table basse qui a désormais tout loisir de prendre la poussière sur l'intégralité de sa surface. De mémoire, j'ai rangé l'appareil au grenier. Enfin, « au grenier »…

Habitant un trois pièces, ce que j'appelle grenier est en réalité la rangée du haut de l'armoire de ma chambre : quatre énormes tiroirs inaccessibles sans un escabot et qui me servent donc à stocker les choses dont je n'ai jamais besoin. Appareil à pierrade, fer à repasser, chaussures de marche… et ce foutu téléphone filaire.

Est-ce que je m'apprête vraiment à grimper sur cet escabot branlant avec trois grammes dans le sang ? Oui, farpaitement. Mais j'ai tout prévu : au pire, si je tombe en arrière, j'atterris sur le lit. Et franchement, je me connais, c'est pas mon genre de tomber sur les côtés.

Je me lance.

Ça tangue un peu mais je m'accroche. J'identifie le tiroir où se trouve mon carton range-merdes et je tire ledit carton vers moi. Il y a un tel nuage de poussière qui s'en dégage que je ne serais pas surpris d'y trouver une des bouteilles de Homer. Je tousse. Ça tangue un peu plus. J'ai presque retiré complètement la boîte de son tiroir. Je fais gaffe, parce qu'elle est lourde : c'est que j'en ai amassé, des bricoles, avec les années. Je finis de tirer la boîte. Chiotte, elle est plus lourde que dans mes souvenirs ! Ça tangue. Elle me tombe dans les bras, je bascule en avant. Ça tangue, ça tangue, ça taaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaangue !

Ouf. Je suis mort ?

Non. Punaise, ça tourne. J'entends mon visiteur accourir.

— Monsieur ! Monsieur !

— Arrrrfgnraaah ?

Je sens que mes mots sont limpide. Bon sang, j'ai la tête à l'envers.

— Vous ne vous êtes pas fait mal ?

— Eurrrgnuuf…

Je me redresse. Je suis sur mon lit. Ah bah voilà, exactement comme je l'avais prévu : je suis tombé en arrière. J'aime quand un plan se déroule sans accroc. Bon, par contre j'ai fait tomber l'escabot, escabot qui a éclaté le miroir de la porte de l'armoire en tombant. Un mètre carré de miroir explosé, c'est combien d'années de malheur, déjà ? Je suis au milieu de mon pieu, cernés par les merdes qui sont tombées du bien nommé carton range-merdes en basculant. Y'a du verre brisé partout par terre. L'autre me regarde avec un air, la vache, j'ai l'impression d'être à la SPA.

AH ! Il est là ce truc, juste à côté de ma main droite ! Si c'est pas du bol, ça.

— J'ai retrouvé le téléphone, tiens.

J'lui envoie l'engin qu'il attrape au vol et je me relève. La chambre aussi fait des saltos, l'intégralité de mon appart s'est liguée contre moi. Je fais signe à l'autre de retourner dans le salon.

— Faites gaffe, y'a des bouts de miroir par terre…

Je dis ça, mais lui a ses pompes, alors que moi, avec mes chaussettes, je suis bien parti pour m'entailler les pieds en prime.

On se retrouve à nouveau dans le salon. Le type étant d'une perspicacité rare, il a compris que j'étais moyennement dans mon assiette et s'occupe donc de brancher le téléphone. Je ne proteste pas et en profite pour aller me servir un verre d'eau pétillante.

— J'vous sers quelque chose, euuh…

— Noé.

— Noé. J'vous sers quelque chose ?

— Je veux bien un verre d'eau, merci.

Noé. C'est bien un nom de freluquet de vingt piges, ça. Remarque, ça pourrait être pire, genre prénom inventé à la mords-moi-l'nœud. C'est que c'est à la mode d'accoler des syllabes au hasard les unes derrière les autres : alors quand ton môme s'appelle Clolépin ou Anoline, c'est joli hein, pi c'est original. Par contre moi je plains les instits qui doivent en retenir trente, des conneries comme ça. En plus, quand ça utilise quand même des prénoms qui existent, ça ne peut pas s'empêcher de n'finir qu'en O pour les garçons et en A pour les filles, des fois qu'on soit trop cons pour faire la différence : Léo, Lola, Théo, Clara, Enzo, Laura… Le O et le A c'est l'équivalent suffixe du bleu et du rose dans les couleurs. Rien que pour faire chier, si j'ai des mômes, je les appelle Lucas et Yoko. Remarque, c'est encore des prénoms de chiards à la mode, ça… Alors disons : Ambroise et Éponine, au moins question suffixe, on est carrément ailleurs. Sauf que le rétro aussi, c'est à la mode. Eh merde ! Bah vous savez quoi ? J'aurai pas de môme, voilà. De toute façon, j'suis contre. D'ailleurs j'ai pas de meuf non plus, comme quoi le processus de non-paternité est déjà bien engagé.

Bon, je théorise des trucs, c'est chouette, mais j'étais venu me servir un verre, moi. Et un pour Noé, là. C'est mon problème, ça : des fois j'ai l'esprit qui divague, je pars ailleurs et si on me rattrape pas à temps, je pars loin. Quand j'ai un coup dans le nez, c'est pire. Là, heureusement que j'ai besoin de boire de l'eau, sinon j'étais prêt à faire une dissert' sur les prénoms des mômes que je n'aurai pas.

Je sors l'eau pétillante du frigo. Le courant n'est coupé que depuis quelques heures, le frigo a gardé le froid.

Le courant… Mince. Je percute au moment où Noé me dit :

— Ça ne marche pas.

— Ouais… Nan mais ouais, en fait c'est normal. J'avais zappé, mais on a une panne de courant…

— Ah.

— Ouais.

— Du coup pour le téléphone filaire…

— Voilà. Je vous avoue que si j'avais cogité plus tôt, je me serais épargné l'escapade en escabot.

Escapade en escabot. Est-ce cocasse !

Il ne dit rien. Je sais ce qu'il pense : que je suis à la ramasse parce que je suis complètement pinté. C'est pas que ce soit fondamentalement faux, mais ce serait assez injuste de mettre mon manque de lucidité sur le dos de l'alcool : même à jeun, je suis parfaitement capable de ne pas faire le lien entre une panne de courant et l'impossibilité de téléphoner avec un fixe, faut pas me sous-estimer.

— Bon.

— Ouais.

— Eh bah.

— Ouais.

— J'vais y aller.

— Okay.

J'ai autant de conversation que Schwarzy dans Terminator. En moins violent mais tout aussi expressif. Je n'ai rien contre ce Noé, en plus, mais je ne vois pas bien comment l'aider. Je jette un œil à mon portable : il n'a pas menti, aucun réseau mobile non plus.

En le raccompagnant à la porte, je bredouille un :

— Désolé.

— Pas grave. J'vais me débrouiller.

Il a l'air toujours aussi dépité lorsque je ferme la porte derrière lui. Je retourne m'écrouler sur le canapé et je termine mon Perrier d'une traite. Ça picote mais c'est étrangement agréable, j'ai l'impression d'aérer mon palais pour le moins chargé…

Quelle journée, bon sang. Rencontrer trois nouvelles personnes, pour un introverti comme moi, c'est une course d'obstacles. Heureusement que le dernier était plutôt facile : il m'a peut-être empêché de cuver tranquillement, mais Noé m'a semblé être un mec sympa et du genre discret. Je me rends compte qu'à part son prénom, je ne sais rien de lui. Je n'ai peut-être pas été l'hôte le plus accueillant de la terre… il n'a même pas touché à son verre.

Chiotte, je ne vais quand même pas me mettre à culpabiliser pour un inconnu qui est venu essayer de me taxer du forfait à vingt-et-une heures ? On dirait bien que si. Ça doit être l'ambiance fin du monde qui me rend sentimental : faut être honnête, dans ce contexte, avoir un canapé où s'écrouler et un lit où dormir, ça fait une sorte de petite bulle, un endroit où on peut vaguement avoir l'impression d'être à l'abri du chaos en marche. J'aimerais pas être à la place de Noé, seul, en train de galérer pour essayer de rentrer chez lui alors que la nuit tombe…

Ah merde, tiens. L'empathie, c'est pas un truc que je pratique souvent, mais c'est chiant, en fait ! La seule chose qui devrait me préoccuper, c'est l'absence de Dafalgan dans mon tiroir… et éventuellement la panne de courant. Voilà que j'm'en fais pour un inconnu.

Je me relève d'un coup. Mauvaise idée. Mon salaud d'appartement me le fait payer une nouvelle fois et se lance dans une ronde telle que je ne serais pas surpris de l'entendre chanter « nanananèreeeuuh ». Burp. Cette fois, c'est la bonne. Je cours jusqu'aux toilettes en dérapant au passage sur le sol encore mouillé à côté du lave-vaisselles. J'appuie instinctivement sur l'interrupteur, mais bien sûr, la pièce reste plongée dans le noir. Tant pis, va falloir viser. Le rebord en céramique sous mes mains m'indique que je ne m'apprête pas à dégueuler par terre, ce qui est un soulagement.

Je rends tout : le Perrier, la vinasse de Papi Piquette et même la gorgée de brasseuse dégueu de tout à l'heure – même dans ce sens-là, impossible de ne pas reconnaître ce goût infâme. C'est l'horreur, j'ai la gorge qui brûle, les yeux qui dégoulinent et des hoquets incontrôlables. Plus jamais je ne boirai de ma vie.

Quelques spasmes plus tard, j'attrape du PQ à l'aveugle pour me moucher et je tire la chasse. Yark. C'était pénible mais ça va mieux. Maintenant, au lieu d'avoir un bon mal de crâne et un état vaseux, j'ai un énorme mal de crâne et un état légèrement moins vaseux. J'ai l'esprit presque clair. Malheureusement, mon soudain accès d'empathie n'est pas parti dans les canalisations avec le reste des saletés que j'ai ingérées ce soir, et mon esprit se tourne à nouveau vers Noé.

Je retourne dans ma chambre. Mince, c'est vrai que le sol est jonché de verre brisé. Entre ça et la flotte dans le salon, pour marcher dans mon appart, ça commence à devenir du sport. Je passe par le lit par sécurité et j'ouvre la fenêtre. Ma chambre donne sur la rue Thiers, rue traversée par les voies du tram qui desservent l'arrêt Thiers (logique).

Okay. Je dois dire que Noé a été plutôt euphémique quand il a parlé de tram en panne : en réalité, à l'arrêt, une rame de tram a percuté une bagnole. Vu d'ici, c'est dur de jauger lequel des deux véhicules a le plus morflé, mais je devine que le conducteur de la Twingo l'a plus senti passer que les passagers du tram. Encore qu'un accident comme ça, ça secoue, surtout si t'es debout. Mince, j'étais à ce point bourré que je n'ai même pas entendu le raffut que ça n'a pas manqué de faire ? Eh béh.

Il y a un petit attroupement qui s'est formé autour des lieux de l'accident. Je distingue la silhouette de Noé parmi eux. Je sais que la curiosité est un vilain défaut, mais c'est pas tous les jours qu'il y a de l'animation, dans ce quartier : je descends !

4. Tram et ramdam

Le Lotissement dans lequel j'habite est un de ces endroits typiques de ce début de millénaire en France : un quartier résidentiel champignon qui a poussé au milieu de nulle part, à mi-chemin entre la Ville et l'hideuse zone commerciale où se trouve le Carrouf. Techniquement, le quartier fait partie de la Ville et en est séparé par une zone industrielle non moins hideuse que la zone commerciale sus-citée : à perte de vue, des entrepôts, des hangars et des immeubles de bureaux – dont celui dans lequel je bosse. Au milieu, la nationale ainsi que cette ligne de tramway qui la longe et dont le terminus est ce fameux arrêt Thiers, ici même. Au-delà, ce sont les champs.

Ici, il n'y a pas grand chose à part quelques maisons divisées en appartements. Une boîte aux lettres, un distributeur de billets, et voilà. Pardon, il y a un commerce. D'ailleurs, on l'appelle le Commerce car il est difficile d'être plus précis : aucune des entreprises ayant occupé ce local n'y est restée plus de six mois. Pas assez de clients, pas rentable. Nous avons eu tour à tour une boulangerie, une agence immobilière, une magasin de clopes électroniques… Le dernier en date était un réparateur de téléphones portables, son enseigne « Réparou Répart Tout » y est encore, au-dessus de la pancarte « à vendre ».

Bref, ce quartier, ce n'est pas à proprement parler l'éclate. Paumé, sans vie… heureusement qu'il y a le tram pour nous relier à la Ville et la nationale pour le reste. Après, ce n'est pas l'enfer non plus : c'est tranquille, zéro délinquance et surtout, c'est beaucoup moins cher que le centre-ville… C'est à taille humaine, quoi. Je dirais bien que tout le monde s'y connaît, mais comme je l'ai déjà dit, j'y croise rarement des gens : l'absence de lieux de socialisation y est sans doute pour beaucoup. Ce n'est pas à l'arrêt de tram qu'on va se faire des potes…

Enfin, c'est ce que je m'imaginais. Pourtant, d'un coup, l'arrêt de tram est tellement bondé qu'on pourrait le prendre pour un des arrêts du centre-ville où il faut jouer des coudes pour espérer entrer dans la rame – et avoir les poumons solides pour ne pas claquer un malaise une fois à l'intérieur. Il aura suffit que le tram se tamponne une voiture, et paf ! L'évènement fondateur, celui qui rapproche les gens. Si ça trouve, à partir d'aujourd'hui, ce quartier va devenir une auberge espagnole à grande échelle : je vois déjà Mamie Gitane sortir me taper la bise en calefouette et ramener le saucisson pour l'apéro partagé.

Je déconne, bien sûr. Je sais de quoi il retourne : les dix péquins amassés autour de l'accident ont été attirés par l'odeur du sang, ils ont tous leurs portables braqués sur la scène et comptent déjà les vues des vidéos qu'ils posteront sur leur mur Facebook ou sur YouTube quand on nous aura rebranché Internet. C'est pas que je n'ai pas foi en mes semblables : je suis non-pratiquant, c'est tout.

Moi aussi, du coup, je me suis joins à la foule et je regarde la voiture avec ses portières droites défoncées et son pare-brise en morceau : mais moi, c'est pas pareil, je ne suis pas venu pour observer sournoisement les éventuels blessés, je suis venu pour observer sournoisement les observateurs et les juger.

Boooouh, vilains voyeurs !

Bon, c'est pas le tout, mais y'a du sang ou pas ?

Apparemment non. Une dame que je suppose être la conductrice est assise par terre sur les rails, plusieurs personnes semblent s'occuper d'elle, elle se tient le bras droit : il n'a l'air ni cassé ni tordu, mais j'imagine qu'il a dû heurter la portière au moment du choc, ça ne doit pas faire du bien… À part ça, elle a l'air d'être indemne, les charognards n'auront donc pas leur dose de cadavre du jour. Pas mal commencent d'ailleurs déjà à s'éloigner et à vaquer à leurs occupations. Est-ce que je ne ferais pas bien de rentrer aussi, moi ? Aucun lampadaire ne marche, il commence à faire foutrement sombre, dans la rue.

Je me souviens soudainement que j'étais aussi venu pour retrouver Noé, mon visiteur. Je l'aperçois à quelques mètres de la victime. Il a les yeux sur son portable, j'imagine qu'il attend désespéremment que le réseau soit rétabli. Je vais à sa rencontre. Je ne sais pas si je pue l'alcool – ou le vomi – à ce point, mais je trouve que les gens s'écartent bien vite de moi. Je devrais schlinguer plus souvent, ça me ferait de l'air.

Au moment où Noé lève les yeux vers moi et me reconnaît, on entend soudain une voix crier :

— Denise ! Denise ! Oh mon Dieu, Denise !

C'est une petite bonne femme, pôtelée, les cheveux blonds au carré, qui arrive en courant, un air paniqué sur le visage et les yeux rivés sur la victime assise au sol – la dénommée Denise, me dit mon sens la déduction hors du commun. Celle-ci lui fait un sourire faiblard et répond :

— T'inquiète pas, Clothilde, ça va, rien de grave.

— Mais qu'est-ce qui s'est passé ? TA VOITURE !

— Je sais, je sais… Comme une idiote, j'ai traversé les voies de tram sans regarder… Tu vois, avec la coupure de courant, je croyais que le tram serait à l'arrêt, du coup je suis passée sans me poser de question. Faut croire qu'il a un moteur de secours…

— Mon Dieu ! Mais ta voiture est défoncée ! DÉ-FON-CÉE ! Ma pauvre ! Et tu n'as rien ?

— J'ai mal partout mais a priori, rien de cassé, d'après mademoiselle.

Elle indique d'un signe de tête une jeune femme, assez menue, noire de peau, les cheveux frisés, qui était penchée à ses côtés.

— Je ne suis pas médecin, se sent obligée de préciser celle-ci, mais j'ai eu une formation aux premiers secours. À première vue, ça a l'air d'aller.

— ÇA A L'AIR D'ALLER ?

La dénommée Clothilde a gueulé ça comme un putois, en faisant sursauter tout le monde. Je trouve ça un peu gonflé de s'en prendre à la jeunette, vu que c'est la seule qui a l'air d'être là pour aider et pas juste pour le divertissement. D'ailleurs, on dirait qu'elle essaie de disparaître dans le sol, franchement ça fait peine à voir. Avec une voix timide, elle lui répond :

— Il faudrait quand même aller à l'hôpital, ne serait-ce que pour vérifier les risques de commotion cérébrale…

Ah ouais, mais là, mauvaise manœuvre, même moi je l'aurais vue venir : on ne prononce pas les mots « commotion cérébrale » devant une personne déjà au bord de la crise de nerf parce qu'elle s'inquiète pour son amie accidentée. Erreur de débutante. Clothilde pète tellement une durite qu'elle risque de faire un malaise et de se retrouver assise à côté de son amie dans deux minutes. Remarque, ça nous ferait des vacances. La pauvre Denise a l'air désolée et tente de calmer son amie en lui expliquant que « non mais ça va je t'assure d'ailleurs non mais arrête de lui crier dessus elle m'a elle est gentille elle arrête s'il te plaît je je ».

Eh bah y'a pas à dire, question animation, le quartier est servi, ça compense pour ses années d'existence mornes et insipides. Ça gueule tellement que la foule commence sérieusement à s'éparpiller, il ne reste plus grand monde autour de Denise et de sa copine Clothilde qui s'égosille. Elle commence à sortir des noms d'oiseaux à la jeune femme qui est toujours accroupie auprès de Denise.

— Faudrait intervenir, non ?

C'est Noé qui me dit ça à l'oreille. Il s'est rapproché de moi et on regarde tous les deux la scène, fascinés mais incapables de bouger un orteil.

— Bah allez-y, mon grand, intervenez.

— J'ai peur de m'en prendre une.

— C'est un risque.

— Du coup vous voulez pas intervenir vous ?

— Ça vous arrange si c'est plutôt moi qui en prend une ?

— Ben… ouais.

Ça a le mérite d'être honnête. C'est vrai qu'avec ses vingt kilos tout mouillé, le petit Noé risque de s'envoler ne serait-ce que si on lui cause un peu fort. Face à Mme Clothilde, il fait pas le poids. Sans être un colosse, je suis quand même un poil plus volumineux. Okay, surtout au niveau du bide, mais ça compte quand même.

Rah putain, qu'est-ce qu'il faut pas faire… Je m'avance et j'essaie d'avoir l'air autoritaire :

— Bon bah ça suffit, là ! Foutez-lui la paix, vous voyez bien que cette jeune femme essayait juste d'aider votre amie !

Clothilde me regarde ; Denise me regarde ; la jeune femme me regarde ; Noé regarde ailleurs. Pleutre. Je fais un sourire à la jeune femme dont je viens de prendre la défense, genre chevalier blanc. Je crois que c'est à ce moment que l'haleine chargée que j'ai exhalée avec ma tirade atteint ses narines, parce qu'elle fait une moue un peu dégoûtée. Oui, bah quoi ? Chevalier blanc, c'est pas incompatible avec alcoolo.

Vu les éclairs dans les yeux de Clothilde, je commence à croire que la possibilité de me prendre son poing dans la gueule n'est pas si délirante que ça. Heureusement, je lui ai coupé le sifflet suffisamment longtemps pour que sa copine Denise temporise.

— Il a raison ! Non vraiment, Clothilde, mademoiselle a été très gentille avec moi !

En attendant, la demoiselle en question, elle, elle s'excuse presque d'avoir été gentille :

— J'étais dans le tramway, j'ai senti le choc. Quand le conducteur a ouvert les portes pour évacuer la rame, j'ai vu votre amie allongée par terre à côté de la voiture, j'ai eu un réflexe.

Clothilde a l'air de redescendre un peu. Disons qu'elle a toujours l'air furax, mais elle a déplacé son mécontentement sur moi, le rustre qui lui ait gueulé dessus. Moi, si j'peux servir de paratonnerre, hein…

Denise fait un mouvement pour se relever, soutenue par la jeune femme. Lancé dans ma crise d'altruisme, je m'approche pour l'aider également mais me fais violemment rabrouer par Clothilde qui lui attrape l'autre bras.

— C'est bon, là ! On gère ! Z'êtes qui, vous, d'abord ?

— T'inquiète pas, Clothilde, il est du quartier.

Je regarde Denise avec des yeux ronds : elle me connaît ? Ça fait toujours bizarre d'être reconnu par des gens que vous êtes persuadé de n'avoir jamais croisé dans votre vie. Je me permets de poser la question :

— Et vous ?

Denise est debout, elle a l'air d'avoir repris ses esprits.

— J'habite en face, là. Je vous vois attendre le tram, des fois. Vous êtes dans la maison blanche, là, au-dessus de M. et Mme Jaquemin ?

C'est dingue. Comment les gens font pour savoir ce genre de truc ? D'autant plus quand ça ne leur sert à rien ! À moins que ce soit le côté « voisins vigilants » : j'ai peut-être une tronche de délinquant, ça fait peur, ça marque et on note tranquillement mes allées et venues au cas où. Bon, ne prenons pas l'option la plus pessimiste tout de suite. Denise continue :

— Je suis prof au collège Lapointe, Clothilde est une collègue et amie, elle devait me retrouver chez moi pour dîner. J'allais faire un saut au supermarché quand j'ai eu… l'accident.

Au mot « apéro », je réprime un renvoi. Le collège Lapointe est en centre-ville, à une dizaine de stations de tram de là. Même les profs ne peuvent pas se payer d'appart à côté…

Je regarde la jeune femme qui n'ose rien dire de peur se refaire hurler dessus.

— Et vous ?

Elle lève timidement les yeux et marmonne :

— Moi c'est Fatou… J'vais y aller.

Clothilde a l'air de ne plus savoir où se mettre : je pense qu'elle est en train de se rendre compte qu'elle n'avait absolument aucune raison de crier sur la pauvre Fatou et que, tout bien considéré, elle s'est comportée comme une fieffée conne.

— Non, attendez… je m'excuse de m'être emportée comme ça. C'est le stress, cette foutue crise, ça me pèse.

Bah ouais, alors que nous on est sereins, connasse. Elle continue son mea cupla un peu trop tardif pour être honnête.

— Venez donc boire un verre à la maison, j'vais pas laisser Denise repartir comme ça de toute façon.

Denise acquiese.

— Il faut que j'attende les dépaneurs pour la Twingo, de toute façon. Je ne sais même pas s'ils vont venir, avec tout le bazar.

— Faudra bien qu'ils dégagent le tram, ça va quand même pas rester bloquer des jours.

Fatou n'a pas l'air hyper emballée à l'idée de pénétrer dans l'antre de la bête, mais les deux copines deviennent carrément insistantes et elle finit par céder.

— Bon bah… d'accord. (Elle leur tend la main.) Fatoumata.

— Mata, c'est votre nom de famille ? Comme Mata Hari ?

— C'était pas son prénom, Mata, à Mata Hari ?

— Non mais c'est Fatoumata tout attaché. J'ai dit Fatou tout à l'heure parce que les gens m'appellent comme ça, c'est plus simple.

— Pas comme Mata Hari du coup ?

— Mais même si c'était son nom, c'est pas comme Mata Hari, nunuche !

C'est super. Ravi que ça tape la causette avec la petite sur un ton un peu plus joyeux. Comme la conversation n'est pas des plus passionnantes et que le drame comme le tram sont derrière nous, je me dis qu'il est temps de prendre congé.

— Eh bah les copines, c'était chouettos, mais nous on va se rentrer.

— On n'est pas tes copines.

— Bouffon.

Sympa.

— Allez salut. Essayez de pas bouffer la petite pendant la nuit.

Dans la pénombre, j'ai du mal à distinguer si Clothilde me fait un salut de la main ou un doigt d'honneur, mais je devine. Les trois femmes traversent la rue. La Twingo et le tram sont toujours en piteux état. Aucune trace du conducteur de tramway, les autres passagers ont foutu le camp depuis belle lurette.

Je me retourne vers Noé qui me fixe avec ses grands yeux niais, deux billes dans la pénombre, les pupilles dilatées comme celles d'un cocaïnomane en plein jour. Ma petite phrase ne lui a pas échappé :

— Quand vous avez dit « nous on va se rentrer », je me demandais… c'est qui, ce « nous » ?

Ah mais c'est qu'il joue au con en plus.

— Moi et ma deuxième personnalité. Hier j'allais mieux mais ce soir on a rechuté.

— Ah.

— Mais nan, à votre avis ?

— Quoi ?

— Vous avez toujours pas de moyen de rentrer chez vous, j'imagine ? Et pas d'endroit où crécher non plus ?

— Pas vraiment.

— Pas vraiment ? C'est-à-dire ?

— C'est à dire non. Pas du tout. J'ai nulle part où aller en fait.

— Bah dites « non », alors. Ça va bien cinq minutes, les euphémismes.

— Pardon.

Silence. Punaise mais quel niais ! Il préférerait passer la nuit dehors que demander, le corniaud. Faut vraiment que je me sente investi d'une mission…

— Bon bah faites pas cette tronche de dix pieds de long, évidemment que j'vous incluais quand j'disais « nous » ! J'vais quand même pas vous laisser pioncer sous un pont ! D'autant que des ponts, dans le coin, y'en a pas. Vous pouvez toujours forcer le tramway et vous trouver une banquette confortable, mais malgré mon lave-vaisselle qui fuit, j'ai tendance à penser que mon canapé sera plus sympa.

— Oh. Merci ! C'est pas de refus.

Ah bah quand même.

— Bon. Eh bah venez. Par contre on va se tutoyer, si ça te dérange pas.

— Pas du tout.

— Tu m'en vois ravi. Tsss, et tu croyais que j'allais te laisser dehors ? Pour que tes parents portent plainte pour non assistance à mouflet en danger ? T'as quel âge, Noé ?

— Dix-neuf ans.

— La vache.

— Quand même.

— Quand même quoi ?

— Bah vous y allez… pardon, t'y vas un peu fort, avec le coup des parents. J'suis pas mineur non plus.

— Bah c'est tout juste, mon lapin. Woh l'autre, y va s'prendre pour un grand, hé ? Et c'est qui qui paie ton loyer ? Et tes études, hein ?

J'ai pas de môme mais je m'entraîne. Je joue super bien le vieux schnock. Noé ne dit rien mais rigole un peu. Ça doit le faire marrer de se faire pseudo-enguirlander par un type qui aurait dû l'avoir à onze ans pour être son père. Ça fait quand même drôlement précoce, c'est vrai.

On retourne dans mon appartement. Je me rends compte que toute cette agitation m'a momentanément fait oublier ma gueule de bois. Un soudain élancement dans le crâne me la rappelle à son bon souvenir. Je me plaque la main sur le front en plissant les yeux, boudieu que ça fait mal.

— Qu'est-ce qui se passe ? Y'a Voldemort dans le coin ?

Il a de l'humour, le con.

— On dit « tu-sais-qui », j'te ferais dire. Et nan. Tu vois la vieille peau chez qui t'as sonné tout à l'heure ? Eh bah son mari cache de la piquette, un truc, j'te raconte pas, ça serait pas du légal-légal que ça m'étonnerait pas. Bref, voilà le résultat.

— Vous avez pas peur de devenir aveugle ?

— Je croyais l'être déjà devenu en considérant à quel point j'y vois que dalle.

— C'est la panne de courant, ça.

— Je me disais aussi. J'vais chercher les bougies.

Avec le boxon que j'ai mis tout à l'heure, elles doivent être quelque part sur le sol de la chambre, entre deux morceaux de miroir. Je me rends dans la pièce piégée, éclairé par mon portable qui ne va sans doute pas tarder à achever sa batterie.

— Bon, Noé, tu peux déplier le clic-clac. J'dois avoir une serviette propre dans un coin et si t'as de la chance, j'ai peut-être même une brosse à dents pas encore utilisée dans un tiroir. Par contre c'est pas l'armée du salut ici, hein ! Une nuit, pas plus ! Demain, retour chez papa-maman.

Je sais, je suis lourd avec mes vannes. Je crois qu'il ne m'en tient pas rigueur, le saint.

— Ça marche ! Dès que tram est réparé, je file avec la première rame ! Promis !

Juillet

5. Vacances forcées

Le tram n'a pas été réparé. Ni le lendemain, ni le surlendemain, ni la semaine suivante. Ce qui devait n'être qu'une situation temporaire est devenu tout doucement permanent, et cela, fractalement : en clair, quelle que soit l'échelle à laquelle on considère la situation. Mondialement, la crise continue, et pas la moindre amélioration ne se profile ; localement, le quartier est toujours bloqué, le tram accidenté n'a pas bougé, pas plus que la Twingo ; et à mon niveau, un jeunot du nom de Noé occupe toujours mon clic-clac. Si j'avais su, en lui proposant mon aide le premier soir, qu'il serait encore là un mois plus tard…

Comment expliquer, dans l'ordre, un désordre pareil ? Les galères du mois dernier ressemblent à de petits tracas sans importance à côté des couleuvres qu'on avale tous les jours. Pour commencer, les salaires n'ont pas été versés. On s'y attendait mais, d'une certaine manière, ça surprend quand même. C'est un peu comme une émission navrante d'un énième Hanouna ou Morandini : tu t'attends raisonnablement à ce que ce soit de la bonne grosse chiasse, mais si d'aventure tu tombes dessus, t'es systématiquement surpris d'à quel point ça peut dépasser tes pires craintes.

Enfin bref. Pas de salaire, du coup pas de travail non plus. Toutes les boîtes ont l'air touchées, de la PME du coin à la multinationale. L'intégralité du quartier est en vacances forcées. Autant dire qu'aucun loyer n'a été payé ce mois-ci, ni aucun crédit remboursé. Si le système bancaire n'est pas mort, il est en train de marcher vers la lumière. Côté fonctionnaires, même régime, à part pour les flics et l'armée : tu comprends direct où est la priorité de l'État en cas de crise… De toute façon, leurs traitements ne vont pas leur servir à grand chose si personne d'autre ne travaille : qu'est-ce qu'ils vont bien pouvoir faire de leur pognon dans une économie à l'arrêt ?

Si l'État continue à payer les militaires, c'est qu'il les sollicite assez intensément : le pays est littéralement bouclé, les barrages militaires et les checkpoints ont poussé comme des champignons un peu partout sur les routes de France. Enfin, je dis « le pays », mais en l'absence de moyens de communication moderne – Internet et réseaux téléphoniques sont quasiment entièrement hors service – on ne sait pas vraiment ce qui se passe ailleurs. En tout cas, la Ville est devenue inaccessible, pour raisons de sécurité d'après les militaires. Paraîtrait que ça pète façon émeutes là-bas, du coup comme c'est plutôt calme chez nous, ils essaient de contenir le foyer.

C'est une des raisons qui fait que Noé est encore chez moi : quand il a pigé que le tram ne redémarrerait pas dans un délai raisonnable, il s'est dit « qu'à cela ne tienne, faisons contre mauvaise fortune bon cœur, je rentre à pied » (d'accord, je brode un peu). Il en avait pour facilement une heure et demi voire deux heures, mais c'était ça ou rester chez moi. Autant dire que c'était ça ou mon pied au cul. Il est parti et je l'ai vu radiner à peine une heure plus tard, tout penaud : « y'a un barrage, ils m'ont pas laissé passer ». Au début, j'ai cru qu'il se payait ma tête parce qu'il avait la flemme de taper la route à pinces et qu'il préférait le gîte et le couvert chez bibi, alors j'y suis allé. Je suis tombé sur Ahmed qui faisait partie du détachement en charge du checkpoint qui menait à la Ville via la voie de tram.

— Désolé mec, personne passe.

— Tu déconnes ? J'ai un squatteur de vingt piges qui voudrait retrouver son studio d'étudiant en ville, tu peux pas faire une exception ?

— Nan, je regrette. Et si tu veux mon avis, vous êtes mieux de ce côté-là du checkpoint : je serais vous, j'essaierais pas de refoutre les pieds en ville par un autre moyen.

— Merde, c'est à ce point-là ?

— T'imagines pas, je crois.

Je suis reparti. Ahmed tirait une de ces trognes, t'avais pas envie de le titiller. Je ne sais pas ce qui se trame en ville, mais visiblement c'est grave.

De toute façon, c'est grave partout : plus de pognon, plus de téléphone, plus des masses d'électricité. On a encore de la flotte, mais pour combien de temps ? La seule chose qui sauve notre quartier, c'est qu'on n'est pas beaucoup : forcément, si on veut exprimer notre colère en faisant une émeute, à vingt clampins, ça va être vite plié. D'autant plus quand dans le tas, t'as Noé, Mamie Gitane, Homer et les trois meufs de l'autre fois. Ah oui, parce que Fatoumata et Clothilde aussi sont restées bloquées au Lotissement, du coup. A priori, elles vivent chez Denise.

Côté accomodations, on a vivoté sur les réserves quelques jours, et ensuite ça a vite été la dèche : frigos vides, placards aussi. Une fois que t'as terminé la dernière boîte de conserve de choucroute garnie qui traînait au fond de ton tiroir depuis deux ans et que le seul chemin qui mène au Carrouf est bloqué par deux tanks et douze mecs en treillis, tu flippes, c'est humain. Heureusement, l'État ne s'est pas contenté d'arroser les bidasses : rapidement, des caisses de vivres ont été acheminées en urgence, pour éviter des situations de détresse alimentaires graves – c'est ce que disait le communiqué livré avec. Dans les caisses, c'est pas du Bernard Loiseau, m'enfin dans ce genre de situation, tu fais pas le difficile, j'aime autant te le dire. On a tous des rations, c'est assez bien organisé, faut le reconnaître : ils ont fait des petites sachets individuels avec marqué « lundi », « mardi », etc. Au début, on s'est demandé pourquoi ils avaient pris la peine de noter les jours dessus : qu'est-ce que ça peut bien leur foutre qu'on les mange dans un ordre ou dans l'autre ? On a rapidement estimé que ça devait être pour être clair sur le fait qu'on devait tenir sept jours avec : libre à chacun de s'enfiler les sept sacs d'un coup en cas de fringale, mais ils ne repasseraient qu'une fois par semaine.

Dans chacun de ces petits sacs en carton, y a de quoi tenir une journée, à condition de ne pas être trop gourmand. Rien de frais, l'électricité pour les frigos étant très intermittente : des conserves, de la viande et du poisson sèché, et des crèmes genre Mont Blanc pour les desserts. C'est frugal, mais franchement, ça pourrait être pire.

Pour un glandu comme moi, la situation n'est pas si déplaisante que ça, si on met de côté le stress induit par l'ambiance fin du monde : je n'ai rien à faire de mes journées, pas de boulot, pas de souci, plus de fric mais plus de loyer ni de frais non plus. J'ai un toit sur la tête, de la bouffe livrée gratos et la météo de ce mois de juillet est superbe. Noé n'est pas la femme de mes rêves, celle avec qui je voudrais coucher une dernière fois avant la fin du monde, mais il est plutôt sympa passé le côté niais, et plutôt modèle comme colocataire. Ce sont des vacances. Forcées, pas vraiment luxueuses et un peu flippantes, mais des vacances quand même.

Avec Noé, on a décidé qu'il valait encore mieux prendre les choses comme elles venaient et profiter de ce qu'on avait. Depuis quelques jours, on s'organise un petit rituel : on ne déballe notre bouffe qu'au dernier moment, histoire d'avoir la surprise. C'est le côté ludique de leur système de ravitaillement : non seulement ça change d'un jour sur l'autre, mais ça change aussi selon les personnes. L'inconvénient, c'est que ça peut faire des jaloux, mais je me doute que ce n'est pas dans leurs priorités de trier les victuailles par jour pour que tout le monde ait la même chose.

On est mercredi. Nos deux caisses sont posées à même le sol, à côté de la porte d'entrée. J'attrape, à l'intérieur de ma caisse, le petit sac en carton estampillé « mercredi ».

— Jackpot !

Je sors triomphalement de mon sac deux pommes de terre de taille tout à fait convenable. Il y aussi deux boîtes de conserve, une de filets de maquereaux et une de flageolets, et une crème dessert. Et pourtant, ce sont les pommes de terre qui nous enchantent le plus : à force de s'enfiler conserve sur conserve, ça nous fait plaisir d'avoir un petit truc frais, pour changer.

Je vois la jalousie dans les yeux de Noé. Pas touche à mes patates, sale gosse !

— La chance…

Il ouvre son sac et…

— Oh putain ! Moi aussi !

Double jour de chance. On est comme deux mômes le soir de Noël avec nos quatre pommes de terre. Je me rends compte à quel point cela peut sembler saugrenu voire un peu triste. Encore une fois, on essaie de garder le moral, et ce genre de chose aide. Les patates comme l'immaturité.

— Dis… tu crois pas qu'on pourrait se faire des frites ?

Le con, il me met l'eau à la bouche avec ses idées ! Le truc, c'est que…

— Alors il nous reste une moitié de bouteille d'huile de tournesol. On peut sans doute faire un truc potable avec deux trois cuillères à soupe. Par contre…

— Par contre…

Voilà. Le problème numéro un. Je m'approche du four avec anxiété. En ce moment, on n'est jamais sûrs… L'électricité, ça va ça vient. Je tourne tout doucement le bouton de sélection de la température…

Un ange passe.

La petite diode s'allume ; le four lâche un ronronnement de fauve ; Noé et moi, on pousse un cri de joie, pour un peu on se lancerait dans une danse de la victoire. En deux temps trois mouvements, on a épluché, tranché et huilé nos patates, aligné les frites sur la grille du four et envoyé le tout à deux cent vingt degrés. On a battu les records de vitesse, les frites sont pas des masses régulières, mais de nos jours, quand t'as de la chance d'avoir du courant, faut pas laisser passer l'occasion.

L'odeur de l'huile qui frétille sur la chair des pommes de terre vient nous chatouiller les narines, on salive comme deux gros chiens affamés.

— Mon petit Noé, ça c'est ce que j'appelle une bonne journée qui commence ! S'il me restait du ketchup, ce serait le summum mais…

— Tu penses que Robert et Marguerite en auraient ?

Cette manie d'appeler les gens par leus vrais noms…

— Homer et Marje en ont peut-être, encore que ce soit pas le met de prédilection des ancêtres, mais ça m'étonnerait qu'ils nous en filent.

— Gratuitement, sans doute pas. Mais si on paie…

— J'ai plus une thune. Toi non plus d'ailleurs. T'as vu un distributeur marcher, récemment ? En plus si papi et mamie sont pas complétement cramés, ils n'en voudront pas de ta thune : ça vaut plus rien les euros, non ? D'ailleurs t'as pas de thune. Et moi non plus. T'as de la thune ?

— Eh, calmos ! Je ne parlais pas de payer comme ça. Je pensais plutôt à un genre de troc.

— Si je dois filer mes patates pour avoir du ketchup, ça limite l'intérêt du truc, non ?

— Du troc.

— Du troc, ouais. Ça limite l'intérêt du troc, non ?

— Bien sûr, on va pas leur refiler nos frites ! Mais t'as encore pas mal d'huile : m'étonnerait pas qu'ils en manquent.

Je réfléchis. Ce qu'il dit n'est pas totalement idiot.

— Mmmh. Pas faux. Vu la carrure de Marje, ça doit y aller niveau graisse dans les plats. Ils doivent être à sec depuis le lendemain du blocus, à vue de pif. Ça doit commencer à les démanger.

— Tout juste ! Alors que du ketchup, tu l'as dit, ils ne doivent pas en rafoler, du coup ils seront sans doute carrément partant pour échanger un peu de leur ketchup inutile contre de l'huile !

— Avec quel taux de convertion du coup ? Si on considère qu'ils ont plus besoin d'huile que nous de ketchup – nous c'est un plaisir, eux un besoin –, on peut tabler sur un volume d'huile pour deux volumes de ketchup ?

Il secoue l'index en prenant un air raisonnable qui lui fait une vraie tête à claques.

— Faut pas être trop gourmand, on reste dans une position de demandeurs, donc de faiblesse : déjà, si on arrive à faire un volume d'huile pour un volume et demi de ketchup, c'est pas mal.

— Ouais, après faut pas oublier que c'est fourbe, les vieux : à tous les coups, ça va négocier sec. On devrait demander un volume d'huile pour un volume trois-quart de ketchup…

— … dans l'espoir d'obtenir un volume d'huile pour un volume et demi de ketchup !

— Tout juste, Auguste !

Le plan est parfait. Noé et moi, on est chauds comme la braise, on va se le choper ce ketchup, et pour pas cher ! Des dieux du trocs, des cadors de la négoce, qu'on est. On descend les escaliers extérieurs quatre à quatre et on sonne chez Marje et Homer, gonflés de confiance en nous. C'est Marje qui ouvre.

— Bien le bonjour, chère Marje ! Est-ce vous auriez du ketchup ?

— Nan !

Eh merde. On retourne sur terre d'un coup, avec Noé. Je dirais même qu'on se sent bien nigauds. Je regarde Noé avec sévérité et j'lui tape dans l'épaule :

— Tu vois, j'te l'avais dit que les vieux, ça bouffait pas de ketchup ! T'es con ou quoi ?

Mamie Gitane n'a pas l'air d'apprécier mon attitude.

— Reste poli, morveux ! La vieille, elle s'appelle Marguerite, pas Marje. Et si elle avait du ketchup, elle t'en donnerait pas. Na.

— Pourtant on vous aurait proposé un taux de conversation carrément pas dégueulasse. On était même prêts à négocier.

— Pourquoi qu'vous voulez du ketchup, d'abord ?

— Pour se le tartiner façon baume. Paraît que ça fait un teint frais.

— Les petits veinards ont eu des patates, c'est ça ? Y'a aucune justice.

— Voyons, Marje, ne soyez pas aigrie.

— J'suis pas Marje, j'suis pas aigrie, j'dis juste que c'est pas humain, d'la veine comme ça ! Cocus !

L'insulte, en tant que célibataires, nous passe sous le nez. Ce qui nous frappe en pleine poire, par contre, c'est le lustre immonde qui pendouille au milieu du salon des vieux : pas pour son look – on s'y habitue vite au côté rétro-moche – mais parce qu'il vient de s'éteindre dans un « tiouffff » sonore. Plus de courant.

— Oh merde. Pas encore.

— Les frites !

Noé est tellement inquiet de savoir si nos frites ont au moins eu le temps de ramollir, à défaut d'être devenus croustillantes, qu'il prend congé sans même dire au revoir à Mamie Gitane. Celle-ci me toise avec un rictus mauvais.

— Bien fait pour nos gueules, c'est ça ?

— J'ai rien dit.

— Mais c'est ce que vous vous dites. Que c'est le karma. On est venus se la raconter avec nos frites, et bim, plus de courant et du coup, on va devoir se manger de la pomme de terre à moitié cuite.

— J'ai rien dit.

— Ouais ouais.

— Parano en plus de cocu ?

Punaise, la journée avait si bien commencé. J'en chialerais presque, tiens. Je m'apprête à rejoindre Noé en haut quand Marje m'interpelle :

— Vous allez à la réunion, t't'à l'heure ?

— Le truc sur la place, là, genre colloque sur la fin du monde ?

— Les gens essaient de s'organiser, vous pourriez soutenir, bande de petits merdeux.

— Y'a pas grand chose à organiser : l'État nous file de la bouffe par caisses toutes les semaines.

— Esprit de merdeux. Ça vient taxer du ketchup, mais ça aurait même pas la curiosité de voir si les gens du quartier en ont pas.

— Quel rapport ?

— À ton avis, gros malin, ils vont causer de quoi à leur réunion ? De comment qu'on fait pour pas crever de faim. Du coup si y'a des fonds de placard à partager, faudra sans doute en être. Moi j'dis ça…

Faut leur reconnaître ça, à mamie et papi : l'un comme l'autre savent parler à la partie sensible en moi – celle qui aime boire et manger. L'idée de me farcir une rencontre de voisinnage pour décider de si on doit économiser les patates ou mettre en commun les boîtes de sardine ne m'emballe pas plus que ça. Mais c'est vrai, quelque part, ça pourrait être l'occasion de faire un peu de troc. Et vu comment Noé et moi, on est des kings du commerce, ça ne peut que bien se passer.

— J'vais voir avec Noé, mais on passera peut-être. Et vous ?

— Tu crois que j'ai mieux à faire ?

— Non. Mais ce serait injuste de mettre ça sur le dos de la fin du monde : c'est une constante chez les ancêtres de n'avoir rien à glander et de s'en plaindre. En plus on vous a débranché la télé, c'est quasiment équivalent à vous arracher le pacemaker.

— Merdeux.

— À plus, Marje !

6. Colloque improvisé

Les frites ressemblaient plus à des pommes de terre à l'eau sans eau, mais on a fait avec. Trempées dans du sel, faute de ketchup. La vie, c'est de la merde.

Noé s'est montré beaucoup plus enthousiaste que moi à l'idée d'aller à cette réunion de quartier. Ça ne m'étonne pas : il a l'optimisme de la jeunesse. Moi, des réunions où on se gratte le bide en essayant de pas pioncer devant le Powerpoint du collègue, j'en ai assez bouffé dans ma vie pour ne pas me faire trop d'illusions. Encore que question support de communication, les slides sur ordinateur semblent assez peu probables. À tout les coups, on va se fader les élucubrations d'une bande de zinzins qui s'imaginent investis d'une mission, genre leaders providentiels de la crise. Je conçois que ça attise la curiosité de Noé, voire son excitation. À trente piges, j'ai pour ma part appris à ne pas me faire des films sur les possibles retombées d'un machin organisé par deux allumés et qui n'intéresse qu'eux.

En même temps, n'ayant rien de spécialement plus intéressant à faire et, poussé à la fois par Noé et Marje, j'ai cédé. On a mangé nos frites pas bonnes, ça nous a laissé un sale goût dans la bouche, au propre comme au figuré. Et puis on s'est pointé en bas.

La rue Thiers, rue principale du Lotissement, a l'air d'avoir été figée dans le temps depuis un mois. La rame de tramway accidentée n'a pas bougé d'un pouce. La Twingo de Denise, par contre, a été déplacée – à la force des bras de deux trois volontaires – sur une place au bord du trottoire. Elle est toujours explosée, mais ça donne la vague sensation que quelqu'un a commencé à s'occuper du nettoyage post-accident. Au bout du Lotissement, juste avant que ne commencent les champs qui bordent la nationale, les rails du tramway font une sorte de grand cercle pour permettre aux rames de faire demi-tour. Je n'ai jamais trop compris l'intérêt de faire ça au lieu d'un simple changement de cabine : les rames sont symmétriques, il n'y a pas vraiment d'avant ni d'arrière, il suffit de repartir dans l'autre sens. Enfin, ça a permis aux types de l'urbanisme de planter une grosse statue de Winston Churchill au centre du cercle tapissé de pelouze. Je ne vois pas bien pourquoi ils ont choisi Churchill, mais à la rigueur, je préfère ça aux conneries habituelles, genre trois poteaux en fer collés à l'arrache et un panneau pour signaler que c'est une sculpture, de l'art « contemporain ». Faut dire que quand c'est pas signalé, des fois, tu peux confondre avec un dépotoire sauvage. J'dois être trop beauf pour saisir la subtilité. Au moins, une statue, c'est dans mes cordes, je pige. C'est pas que Churchill soit une œuvre d'art, mais je pige le côté statue, quoi.

Un attroupement s'est formé à l'arrêt de tram, pas mal de gens assis sur les bancs sous les abris. Je remarque qu'il y a moins de monde que le soir où il s'agissait de reluquer l'accident de Denise et sa Twingo, mais je n'en dis rien à Noé qui serait encore foutu de me traiter de cynique. Alors que franchement, c'est pas mon genre.

Homer et Marje sont assis en contrebas, sur le marche-pied qui permet aux fauteuils des handicapés d'entrer dans le tram. On va s'asseoir à côté d'eux. Je me rends compte avec une petite boule dans la gorge qu'Homer et Marje sont les seules personnes qu'on connaisse vraiment. Depuis si peu de temps pourtant…

Homer me fait un clin d'œil.

— Toi aussi, ta gonzesse t'a traîné à la réunion tupperware ?

Marje lui met un coup derrière la tête, il a les cheveux qui font une petite pirouette.

— Oh l'Robert, tu veux que j'te la fasse bouffer, ta misogynie ?

Il me regarde avec des gros yeux, l'air de dire « faut que je me tienne à carreau si j'veux pas m'en prendre une ». Je ferais bien remarquer à Mamie Gitane qu'elle n'a pas relevé le vague relent d'homophobie dans la vanne de son mari, mais c'est à ce moment qu'une voix s'élève au-dessus des murmures de la foule.

— Bonjour tout le monde. Bon, je ne crois pas que tout le quartier soit là, mais on va quand même commencer.

C'est une nana qui doit avoir entre trente et quarante ans qui a parlé. Elle est debout au milieu des voix de tram, juste derrière la rame qui avait eu à peine le temps de quitter l'arrêt avant de croiser la Twingo fatale. Elle a les cheveux noirs serrés en une courte queue de cheval. Le regard vif, elle a l'air de passer l'assistance au scanner. Pas vilaine mais pas spécialement canon non plus. Elle porte une petite bouée que je jugerais durement si n'avais pas la même posée sur la ceinture. À la santé des trentenaires qui se laissent vivre…

— J'ai suggéré qu'on se retrouve tous ici parce que, bon, je ne vais l'apprendre à personne : la situation est grave. Pour l'instant, les rations de nourriture nous permettent de tenir, mais qui sait jusque quand ? Toutes les routes sont fermées, ce qui fait qu'on est quasiment emprisonnés ici, dans le Lotissement. Ajoutons à cela le réseau téléphonique qui n'est pratiquement jamais disponible : en gros, on est coupés du monde. Difficile de dire comment ça va évoluer. Que se passera-t-il demain si les vivres ne sont pas livrées ?

— Excusez-moi madame, mais vous êtes qui ?

Ah, bah tiens, Denise et Clothilde sont là aussi. C'est cette dernière qui a interpelé l'oratrice. Sur son ton habituel, aussi aimable qu'une porte de salle de colle. Elle est prof, eh bah je plains ses élèves.

— Je m'appelle Isabelle. Et vous ?

Clothilde, toujours aussi polie, ignore la question.

— Non mais j'voulais dire : vous êtes qui pour parler, là ? Qui vous a nommée responsable ? Pourquoi on vous écoute ?

Tout de suite, ça met l'ambiance. Ce qui est bien avec Clothilde, c'est qu'on peut toujours compter sur elle pour ça : on peut lui reprocher beaucoup de choses, mais pas d'être imprévisible.

— Euh, attendez, je ne me suis pas présentée comme responsable de quoi que ce soit, je parle en tant que simple habitante du quartier. Si quelqu'un d'autre veut prendre la parole, je n'ai pas l'intention de monopolis…

— Ah mais voilà ! Donc vous n'en savez pas plus que nous en fait ! Vous venez nous inquiéter avec vos prédictions, comme quoi on n'va plus avoir de rations, mais vous n'en savez rien !

— Non, mais je dis juste que dans le doute, il faudrait être prêts à…

Je me marre. Noé me lance un regard interrogateur. Non j'suis pas cynique. Franchement, c'était gros comme une maison. C'est même une régle universelle : dans toute assemblée où la parole est libre, il y a au moins un emmerdeur ou une emmerdeuse pour venir pourrir le débat avant même qu'il n'ait commencé. La pauvre fille nommée Isabelle était sans doute pleine de bonnes intentions, mais elle partait du principe qu'on pouvait discuter en bonne intelligence : Clothilde, la bonne intelligence, elle connaît pas, c'est pas dans son logiciel, c'est tout. J'ai dû la croiser trois ou quatre fois depuis la nuit de l'accident, mais je l'ai assez vite cernée : ses deux buts dans la vie, c'est faire chier les autres et avoir raison. Quand elle peut conjuguer les deux, c'est le nirvana. Là, elle a décidé que la question de notre survie en cas de défaillance du plan d'urgence de l'État était nulle et non avenue. Du coup, elle pourrira le discours de cette Isabelle pendant six heures s'il le faut si cela lui permet, à la fin, d'avoir l'air d'avoir eu raison depuis le début.

Je suis époustouflé par la patience de cette dernière qui tente bon gré mal gré de ne pas se laisser bouffer :

— Une première étape simple pourrait être de faire l'inventaire de ce qu'on a dans le quartier, à la fois en termes de vivres et en termes d'outillage, de…

— Comment ça, « on » ? On n'a pas élevé les cochons ensemble, au nom de quoi on devrait mettre nos possessions en commun ? Et si moi j'ai mis de côté des réserves en cas de coup dur, pourquoi j'irais partager avec des gens moins prévenants sous prétexte qu'on est dans le même quartier ?

Clothilde est à deux doigts de nous rejouer la cigale et la fourmie et je vois Isabelle qui s'apprête à répliquer sur la solidarité, qu'il faut se serrer les coudes et tout le tintouin.

Pourtant c'est moi qui dégaine face à Clothilde :

— Mais de toute façon, vous êtes pas du quartier, vous, non ?

— Hein ? Et alors ?

— Et alors « on » ou « pas on », de toute façon vous êtes pas inclue. Du coup je vois pas bien pourquoi vous venez la ramener avec vos principes, d'autant que c'est plutôt votre pote Denise qui a été prévenante pendant que vous chantiez j'en suis fort aise eh bien dansez maintenant.

Je deviens lyrique, mais c'est plus fort que moi : faire chier les emmerdeuses, c'est un plaisir personnel. Homer me donne un léger coup de coude en murmurant :

— Vas-y gamin, mords-y l'œil.

Il me chauffe, le vieux saligaud ! D'un coup, je suis remonté comme une montre suisse, prêt à me tartiner toutes les Clothildes du monde. J'me lève et je continue sur ma lancée.

— Nan mais c'est vrai à la fin, vous vivez aux crochets de votre pote qui est bien gentille de vous laisser squatter gratos, et puis maintenant qu'il faut partager y'a plus personne !

— Dis-donc, toi, de quoi j'me mêle ? Denise et moi on s'débrouille très bien toutes seules ! On est des grandes filles !

— La tronche de votre Twingo donne pas cette impression !

— Et la tronche de ta mère, abruti ?

— Connasse !

— Connard !

— STOOOOOOOOOP !

Ce cri du cœur était d'Isabelle. Elle s'est interposée entre Clothilde et moi, comme si on allait en venir aux mains. Alors que bon, je suis trop lâche pour risquer de me prendre une beigne, et Clothilde a l'air d'aboyer plus qu'elle ne mord, du coup les risques qu'on se mette concrêtement sur le pif sont réduits. Par contre j'peux pas nier que question décibels, on est grimpés assez vite pour que ça inquiète l'assemblée.

— S'il vous plaît ! Stop ! Je conçois que mes propositions d'organisation fassent débat, mais tâchons de rester courtois ! Vous n'êtes pas obligés de m'écouter, mais nous devons cohabiter d'une manière ou d'une autre. Nous sommes dans une situation de crise, nous pouvons nous entretuer ou nous serrer les coudes : la deuxième option me semble plus prometteuse, pas vous ?

J'avais visé dans le mille en m'attendant à un couplet sur la solidarité dans l'adversité. Cette conne de Clothilde ne peut pas s'empêcher de répondre un ironique :

— Oui, maître Yoda.

Auquel je réplique :

— Mais tu veux pas fermer ta gueule, non ?

— Toi d'abord, tête de nœud !

— Pétasse !

— WOW !

Rebelotte. Isa debout, les bras tendus. Clothilde qui me regarde, démentielle, les nasaux qui palpitent. Moi qui la regarde, avec mon air de moi. Pas sûr que ça impressionne. Cette fois on abdique : Clothilde et moi on se rassoit, en se lançant des regards venimeux qui indiquent clairement de quelle manière on a l'intention de cohabiter et de se serrer les coudes. Au moins elle la boucle, moi aussi, et du coup l'oratrice-médiatrice Isabelle peut reprendre.

C'est triste pour elle, mais son speech soulève plus de sourcils que d'enthousiasme. Sans aller jusqu'à dire que la position de Clothilde fasse l'unanimité, faut admettre que nos petites rations nous donnent l'impression que l'État gère encore à peu près le boxon, ce qui a un effet anesthésiant. On sait tous en notre for intérieur qu'Isabelle a raison et qu'il faudra sans doute un jour ou l'autre s'organiser au cas où les rations cessent de tomber du ciel, mais plus tard on le fera, plus longtemps on pourra feindre de ne pas vivre une catastrophe planétaire.

N'empêche qu'avec une Clothilde en sourdine, ça discute quand même un peu plus calmement. Sa pote Denise fait preuve de beaucoup de bonne volonté dans une sorte de zèle pour excuser la conduite excécrable de l'autre. Elles ont l'air bloquées en permanence dans leur sketch bon-flic-mauvais-flic. Quant à moi, je reste le couillon qui se farcie le mauvais flic. Faudrait pas que ça devienne une habitude…

Au bout d'une heure, on se met d'accord pour que tout le monde dresse une liste de ce qu'il ou elle a comme aliments et comme médicaments et matériel médical. L'idée de faire un entrepôt commun a été évoquée mais rapidement abandonnée à cause du volume sonore des protestations qui approchait dangereusement celui de ma prise de bec avec Clothilde : lister c'est une chose, filer tout à quelqu'un en lui faisant confiance pour ne pas taper dedans pour sa consommation personnelle, ç'en est une autre.

Ça se disperse mollement après ça. Certaines personnes discutent, font connaissance ou se proposent déjà de s'échanger des choses, mais ça reste anecdotique. Pour tout dire, Noé et moi n'avons même pas la foi d'aller quémander du ketchup au deux trois badaus qui sont restés après le débat. De toute façon nos frites ratées sont déjà mangées, alors à quoi bon…

Je décide d'aller taper la causette à cette Isabelle parce que, sous ses airs d'idéaliste illuminée, elle m'a l'air plutôt sympathique. En plus, elle doit avoir à peu près mon âge, et ça me changera un peu de mes fréquentations de ces derniers temps…

— Salut. Isabelle, c'est ça ?

— Ouais. Merci pour l'engueulade pendant mon speech.

— De quoi ?! Mais c'est l'autre tarée qui t'a agressée !

— Franchement, je la gérais.

Mon œil, elle gérait que dalle.

— Moi je suis intervenu pour te défendre, hein.

— Merci mon doux seigneur. M'enfin si c'était pour lui hurler dessus, t'aurais pu t'abstenir. Les gens comme elle, je préfère les désamorcer.

— Clothilde, elle se désamorce pas. C'est de la haute technologie, c'est du missile furtif, ça te pète à la tronche avant même d'être apparu sur ton radar.

Ouf, elle se marre. Un peu. Bon okay, elle souffle par le nez. C'est un début.

— Ouais, bah la prochaine fois, je tenterais quand même la voie diplomatique si ça t'embête pas.

Noé nous rejoint. On fait les présentations, on raconte à Isabelle nos mésaventure depuis le blocus. Notre obsession pour le ketchup lui fait lever les yeux au ciel, ce que je trouve assez impolie mais je passe.

— Je suis désolée, les amis, mais je crois pas avoir acheté de ketchup depuis une bonne dizaine d'années.

— Et tu penses vraiment que les gens vont te ramener des petites listes pour offrir gentiment leurs réserves aux autres ?

— Je n'ai jamais demandé à personne « d'offrir » quoi que ce soit. Je veux simplement qu'on fasse un inventaire pour avoir une meilleure estimation de la situation.

— La situation, c'est ce que c'est la merde, c'est tout.

Elle lève encore les yeux au ciel. Ça va vite me gonfler, ce petit manège.

— Oui, je suis d'accord, mais c'est ce que j'appelle une estimation « grossière » de la situation : une meilleure estimation, ce serait savoir si on a trois jours de vivres ou trois semaines, si on a de quoi désinfecter une fracture ou soigner une infection, ce genre de détail.

Et voilà. C'est le problème avec les gens intelligents : ils te font te sentir con. Pourtant Isa – oui, désormais c'est Isa – ne fait pas preuve de la moindre condescendance, alors que face à nous, elle aurait toute légitimité à le faire… On continue à tailler le bout de gras pendant pas mal de temps, elle nous fait un topo sur les éléments les plus importants pour survivre en cas de crise. J'ai une sorte de mal de bide à chaque fois qu'elle emploie le champ lexical des périls mortels, mais je fais abstraction : ayons l'air détendus devant la mort, sur un malentendu, ça peut passer pour du courage.

On finit par prendre congé parce que Isa veut aller faire le point sur sa propre pharmacie.

— On se revoit bientôt ? Vous me faites votre liste, hein ?

— Ouais ouais…

Je ne suis pas hyper-doué pour feindre l'enthousiasme. Elle le remarque d'un air pincé mais Noé vient à mon secours :

— On va la faire, mais franchement on n'a plus grand chose…

Elle soupire.

— J'me doute. J'ai bien peur pour que ce soit le cas de la majorité des habitantes et habitants, ici. On est quasiment tous en appartements. On aurait plus de chance en allant frapper aux maisons qui longent la nationale. Ils doivent avoir des caves là-bas, ils ont peut-être fait des réserves.

Je n'ose pas lui dire ce que j'en pense : que les types qui ont fait des réserves sont sans doute plus susceptibles de nous attendre avec un fusil qu'avec un chocolat chaud.

Attends, un fusil… ça me rappelle…

Mathias ! Mon collègue survivaliste ! Sa maison est à une petite trotte à pied, sur la route du Carrouf… Mais je crois qu'elle est située avant le checkpoint.

Mais oui ! On est sauvés !

J'affiche un large sourire et je me retourne vers mes deux comparses.

— Ma chère Isa, tu vas voir qu'au bout du compte, tu vas être contente de m'avoir rencontré…

7. Promenade partagée

Mathias n'est pas à proprement parler un ami. C'est un collègue de travail, et à part un open space et quelques vannes, nous n'avons jamais partagé grand chose. Non pas que je trouve plus antipathique qu'un autre – remarque, il se défend – mais pour la faire courte : ma motivation au travail relevait plus de mon salaire que de sa compagnie. Et là, vu que le salaire et le boulot ont conjointement disparu, ça fait des semaines que je n'ai pas vu sa trogne. Dire qu'elle me manque serait mentir.

Alors je sais, débarquer à l'improviste chez un survivaliste qui m'avait annoncé la couleur dès le début en causant forteresse, armes et autodéfense, c'est couillu. L'avantage, c'est que je viens avec deux copines : Mathias est un quarantenaire récemment divorcé pour des raisons d'infidélité chronique, et je sais d'expérience que la gente féminine a tendance à le dérider. Un peu trop d'ailleurs, paraît-il : dans notre branche, ça ne foisonne certes pas de nanas, mais si je réfléchis bien, j'ai rarement vu l'une d'elle se risquer à prendre l'ascenseur seule avec lui. Ça ne m'étonnerait qu'à moitié que dans les décombres d'Internet traînent quelques #MeToo à son sujet. Après, on vient en groupe et, aux dernières nouvelles, mon bonnet A ne l'a jamais fait fantasmer : ça limite les risques de traquenard.

Ah oui, car comme je le disais, je viens avec deux copines : je parlais d'Isabelle et de Fatoumata. Isa m'a logiquement accompagné puisqu'elle s'est auto-désignée respo-inventaire ; quand à Fatou, on est tombés sur elle à l'improviste au petit matin alors qu'on s'apprêtait à décoller. Visiblement, Denise et Clothilde étaient d'une humeur massacrante – mon étonnement est palpable – et Fatou avait dans l'idée de prendre l'air. Ma compagnie n'avait pas l'air de l'attirer plus que ça, mais je crois qu'elle a un bon feeling avec Isa.

Sur la vingtaine de minutes de marche qui séparent le Lotissement de la maison où Mathias réside, Fatou nous a un peu raconté sa vie depuis l'accident du tram. Après l'avoir copieusement engueulée, Clothilde a apparemment été prise de quelques remords et a convaincu sa pote Denise de l'inviter à dormir chez elle. Fatou comme Clothilde comptaient sur la réparation du tram pour mettre les voiles le lendemain, mais tout comme Noé a été contraint de s'incruster chez moi, Fatou et Clothilde ont organisé une colocation chez Denise. Vu que Fatou a autant en commun avec les deux comiques qu'une porcelaine avec deux éléphants, forcément, au bout d'un moment, la cohabitation lui pèse. À mes yeux, c'est une sainte d'être restée aussi longtemps sans avoir cédé à la tentation d'assassiner Clothilde pendant la nuit. Pour Denise, je ne suis pas en mesure d'émettre un jugement éclairé : les rares fois où j'ai entendu sa voix, c'était entre deux hurlements de sa pote. Quoi qu'il en soit, je me dis que je suis pas trop mal tombé avec mon Noé.

Nous voilà donc, Isa, Fatou et moi, sur la route nationale, en plein cagnard. Ce mois de juillet est magnifique. En même temps, on va très certainement tous crever dans un avenir plus ou moins proche à cause, entre autre, du réchauffement climatique qui a fini par faire fermer leurs mouilles aux plus opiniâtres des climato-sceptiques : la moindre des choses, c'est qu'on en profite un peu avant la fin, de cette foutue chaleur.

Je pourrais me sentir à mon aise, là, entouré par deux nanas que j'ai chacune brillament défendu face à Clotzilla, mais Isa m'en veut toujours d'avoir joué au coq alors qu'elle voulait « désamorcer » l'autre timbrée. Quant à Fatou, je ne sais pas ce qu'elle me reproche, mais toutes mes tentatives de sympathie se sont soldées par un échec cuisant. Elle me fait la gueule en permanence, j'ai l'impression de sourire à un mur. C'est pas que j'avais prévu d'organiser une soirée pyjama avec elles deux, mais sans devenir les meilleurs potes du monde, je trouve qu'on pourrait quand même être aimables les uns avec les autres.

C'est pas grave, on a d'autres préoccupations. Je fais un topo sur Mathias.

— Je vous préviens : il est spécial. Le genre de mec qui pense que la Terre tourne autour de lui.

Isa ricane.

— Un mec, quoi.

— Sympa pour moi.

— CQFD : deuxième réplique, et déjà le mot « moi ». Le genre de mec qui pense que la Terre tourne autour de lui.

— Ah d'accord. C'est direct les questions-pièges.

— C'était pas une question.

Merci l'ambiance.

— Bref. Mathias est du genre à penser que tout lui est dû – arrête de ricaner, putain ! – et à considérer son prochain comme son serviteur ou son ennemi, selon la situation.

— Un blanc, quoi.

Voilà que Fatou s'y met aussi. Isa rigole et ajoute :

— Un mec blanc, quoi.

— Vous me fatiguez.

— Si ça, ça suffit à te fatiguer, n'essaie jamais d'être une femme.

— Ni d'être noir.

C'est sans doute pas faux, n'empêche qu'elles me fatiguent.

— J'peux en placer une ou vous avez d'autres revendications à me faire ?

— Vas-y, petit homme blanc opprimé, l'hydre féministe à deux têtes t'y autorise.

Au moins, Fatou se marre aussi maintenant, ça change. Même si c'est à mes dépends. Content de voir que se foutre de ma gueule, ça rapproche les gens.

— Je disais donc… avec Mathias, soit t'es un domestique, soit t'es un rival.

— Et selon ton expertise, il vaut mieux qu'on se comporte en domestiques ou en rivaux ?

— Moi, il me connaît. C'est mon n-égal-1 – j'veux dire, on est au même niveau hiérarchique – et comme c'est pas trop mon genre de me laisser écraser, je dirais qu'il me voit plus comme un rival. Vous deux par contre, le connaissant, il vous verra d'abord comme des domestiques vu que – et ça va te faire plaisir – il est assez macho.

— Ah mais ça me fait pas plaisir, le patriarcat. Enfin du coup, si je comprends bien, on a plus de chances de l'amadouer que toi.

— Je pense. Mathias, c'est pas le genre sentimental : on a beau avoir partagé un open space, s'il doit choisir entre ma survie et son confort, je donne pas cher de ma peau.

— Il a l'air charmant.

Je lui sais gré de ne pas avoir ajouté un « un mec, quoi » sur ce point.

Fatou fait la mou.

— Est-ce que c'est vraiment une bonne idée d'aller s'adresse à un type pareil ? Si on a le choix entre le coup de fusil et l'atouchement sexuel…

Isa temporise.

— Vu la situation, on ne peut pas se permettre de faire les fines bouches. Ce Mathias habite tout près du Lotissement : qu'il ait des ressources ou non, ça me semble normal de lui proposer de participer à notre petite communauté.

Cette fois, c'est moi qui ricane.

— Mathias, la communauté, c'est pas à proprement parler son environnement naturel.

— Je veux bien te croire, mais note que la situation est particulière. L'égoïsme, c'est une bonne stratégie dans l'opulence, mais en temps de crise, la solidarité peut être attirante même pour les plus individualistes. Parfois, les situations désespérées, ça fait ressortir des choses inattendues chez les gens. Tu serais surpris : parfois, de bonnes choses.

— Ouais, parfois. N'empêche que j'imagine plus Mathias boss final dans Mad Max que figurant dans La Petite Maison dans la prairie.

— Pourquoi tu as tenu à nous le présenter, alors ?

— J'sais pas. S'il a stocké des trucs, on peut peut-être repérer les lieux et organiser une expédition pour lui chouraver dans le feutré.

— Eh béh. Monsieur le vertueux, dans le genre Mad Max, tu te défends.

— Sauf que lui, c'est le méchant dans Mad Max, du coup on a le droit.

— Tu sais qu'il en dit sans doute autant sur toi ?

— Ça m'étonnerait pas. Une vraie langue de pute, ce type…

Isa me dévisage et comprend alors que je me paie sa tête.

— Tu m'as fait peur, j'ai cru que t'étais sérieux.

— J'suis peut-être « un mec, quoi », mais je suis pas le dernier des connards non plus. Non, pour te dire la vérité : je me doute que Mathias ne va pas nous accueillir à bras ouverts, mais je me dis qu'il y a peut-être moyen de négocier. Il est individualiste, pas idiot. Le principe de communauté lui file peut-être des boutons ; celui de troc, j'en suis moins sûr.

— Oui, et puis même si tu plaisantais, je te rejoins au moins sur un point : ça ne peut pas faire de mal de savoir ce qu'il a dans ses réserves. Juste au cas où.

Au cas où ce serait la fin du monde ? Cette connerie que j'ai lancé à Homer quelques semaines plus tôt revient me hanter dès que j'entends cette expression. Au cas où. C'est drôle comment souvent, on laisse ce « où » en suspens. Au cas où quoi ? Justement, on n'en sait rien. Jamais, en fait. Quand il nous arrive une tuile, on se dit qu'on aurait dû s'y préparer, qu'on aurait dû prévoir au cas où, sauf qu'il y a trop de « cas » pour prévoir à tous les cas où… Noé aurait dû rentrer chez lui tôt au cas où une dame du quartier défoncerait le tram à coup de Twingo. J'aurais dû faire des réserves au cas où la société occidentale s'écroulerait. Mais comment j'aurais pu le savoir ? Oh, je sais, des gens qui prédisaient l'effondrement, le crack final, y'en a à la pelle. Est-ce qu'ils se marrent, eux, maintenant, en pensant à nous, pauvres naïfs qui n'y avons pas cru ? Ou est-ce que, finalement, ils se retrouvent un peu comme nous, à se rendre compte qu'ils n'avaient pas imaginé que ça se passerait comme ça ? Si profondément ? Si vite ? Dans ce contexte ? Avec ces conséquences-là particulièrement ? Et où ils seraient au moment où ça arriverait ? Et avec qui ?

Y'a pas trois mois, on aurait encore pu croire que le système était éternel : bien sûr, il y avait le réchauffement qui s'accélérait, mais on en cause depuis que je suis né sans que ça ne remue grand chose ; les crises financières se multipliaient mais, de mémoire, il y avait eu des crises financières depuis que la finance existait ; le prix du baril de pétrole grimpait en flêche, oui, mais pas plus que depuis trente ans. Et puis d'un coup, pouf. Me voilà à pied sur une nationale déserte, entre deux checkpoints militaires, à bouffer des rations d'urgence larguées par hélico, à héberger un type qui a juste eu le malheur de passer dans le coin pendant qu'on verrouillait le pays… et à m'apprêter à sonner chez un collègue que je n'ai jamais vu en dehors du bureau pour lui demander si, outre des armes pour flinguer d'éventuels pillards, il aurait de la bouffe ou des médocs à partager. Va prévoir un « au cas où » pour un scénario de ce genre. Au cas où ce serait la fin du monde. J'en ai la tête qui tourne. Pourtant je suis sobre, et bien malgré moi.

On fait les malins, là, on s'organise, on déconne, Noé et moi, on se frite avec Clothilde pour pas perdre la niaque, on fait notre tambouille d'inventaire pour passer le temps, mais si on était honnêtes, on se chierait littéralement dessus. Je crois que personne ne réalise vraiment, vraiment, ce qui se passe. Même Isa, qui a l'air de vouloir la jouer responsable, genre « je regarde la réalité en face » : je suis sûr qu'au fond, elle fait ça pour occuper son esprit et pas devenir complétement marteau. Parce que c'est impossible, tout ça, putain, impossible.

— Ça va ?

Merde. Ça a dû se voir, que j'étais parti gamberger tout seul. Quand je suis soucieux, j'ai les sourcils qui froncent, ça me donne un air vaguement intelligent et ça, forcément, les gens ont pas l'habitude, ils remarquent direct que quelque chose ne tourne pas rond. Message reçu, je reprends mon air con habituel, comme si de rien n'était.

— Ouais, ouais, ça va.

— Tu pensais à quoi ?

— Je pensais que souvent, on mettait rien après « au cas où », et que c'était quand même rigolo.

— Hilarant.

C'est de ma faute si je passe pour un gland : même quand je me fais des réflexions plutôt profondes, je suis infoutu de les exposer correctement. Là, remarque, je suis pas sûr de vouloir transmettre l'embryon de panique qui se développe doucement en moi à mes deux comparses. C'est qu'il risque de partir en canon avec les leurs, d'embryons de panique, car j'imagine qu'elles ont les leurs… La panique, en solo, ça se contrôle ; en groupe, c'est elle qui contrôle.

On arrive devant chez Mathias. Une sacrée belle baraque qui doit avoir plus d'un siècle, du genre solide, pierres de taille et poutres apparentes. La classe absolue, surtout en incluant l'immense terrain qui la borde et qu'on traverse pour rejoindre le bâtiment depuis la nationale. Le genre de propriété que je pourrais me permettre d'acheter si j'avais commencé à avoir un salaire en 1750. C'est pareil pour Mathias d'ailleurs, sauf que lui a eu la bonne idée d'hériter. Comme un con, j'ai pas pensé à naître dans une famille de propriétaires fonciers. Ça se joue à rien, ces choses-là.

Dix mètres nous séparent de la lourde porte d'entrée en bois massif lorsque celle-ci s'ouvre sur un Mathias qui affiche un air satisfait. Ce type est agaçant : blindé, bonne santé, beau gosse à la George Clooney, quarantenaire mais pas bedonant, sourire bright, poivre et sel sur le dessus… mais clairement gratiné en-dessous : si ce n'était pour son caractère de trou-du-cul, ce serait M. Parfait.

— Alors alors ? Qui c'est qui radine chez tonton Mathias après avoir moqué son plan de survie ? Hein, hein ?

— Non mais ça va le syndrome de persécution ? J'ai rien moqué du tout. J'ai pas donné suite, nuance.

C'est le problème avec les péteux : si t'éclates pas d'enthousiasme à chacune de leurs idées moisies, ils prennent ça pour du snobisme.

— Ouais ouais ouais, rattrape-toi aux branches.

Je me rattrape à que dalle, mais si ça te fait plaisir de le croire… Mathias semble soudain prendre conscience de la présence d'Isa et Fatou.

— Mesdemoiselles…

Le ton est mielleux, limite pervers. Il se rapproche de moi et murmure :

— Eh beh mon salaud, tu t'es pas ennuyé pendant cette crise…

Classe. Grande classe. Je suis à peu près certain qu'elles ont entendu, mais le pire, c'est que je suis aussi à peu près certain qu'il le sait et s'en contrefout.

Isa garde un visage parfaitement hermétique et je commence à sérieusement admirer ses capacités de self-control et d'impassibilité ; Fatou, quant à elle, a le dégoût au bord des pomettes, et le clin d'œil que lui fait Mathias ne fait que le creuser. Il lui lance d'un ton dragueur :

— On n's'est pas déjà vus ?

— J'crois pas, non.

Elle aussi fait son possible pour ne pas montrer ce que lui inspire la façon de se comporter de mon collègue, toutefois elle est beaucoup moins douée pour ça qu'Isabelle. J'ignore si Mathias est définitivement trop con pour sentir le malaise ou si sa capacité à se foutre de tout dépasse ce que j'avais imaginé, mais la froideur de mes deux camarades n'altère pas le moins du monde son sourire ravageur et ses sourcils ironiques.

Fatou se fait tellement déshabiller du regard par l'autre tache que je suis à deux doigts de lui filer ma chemise de peur qu'elle prenne froid. Le silence est gênant, au moins pour les trois personnes de l'assemblée physiquement capables de ressentir de la gêne. Je le brise avant qu'il ne me les brise trop :

— Bon… Tu ne nous invites pas à entrer ?

Il retourne vers moi son regard inquisiteur sans cesser de sourire connement. Il ne dit rien, il savoure, on est en position de demandeurs et ça l'éclate, il prend son pied comme un ado tout seul à la maison avec la fibre.

Enfin, grand prince, il fait une révérence, s'écarte de la porte et nous fait signe d'entrer.

Pendant qu'on s'avance, Isa me glisse à l'oreille :

— J'te préviens que s'il en profite pour me mettre une main au cul, réserves ou pas réserves, j'lui pète la gueule.

8. Collègue retranché

On est tous les quatre atablés dans la salle à manger de Mathias. C'est pas le G20 mais c'est assez solennel pour nous donner l'impression qu'on va causer de trucs importants. Impression renforcée par le fait que Mathias nous serve des verres d'eau. Radin.

J'ouvre les hostilités :

— Alors, cette fin du monde, tu la vis comment ?

— J'peux pas m'plaindre. J'ai à boire, à manger, des batteries, des groupes électrogènes et des panneaux solaires à plein rendement…

Eh bah comme ça c'est fait. On lui aurait demandé un inventaire qu'on n'aurait pas eu une réponse plus détaillée.

— À boire et à manger, tu parles des rations ?

— Des rations ? Ah ! Les caisses, là ? Pfff, non, je les ai balancées.

Isa et Fatou ont l'air scandalisées. Personnellement, si on m'avait demandé si Mathias était suffisamment trouduc pour jeter de la bouffe en période de pénurie, j'aurais pas parié contre. Il poursuit :

— Nan nan, pas de ces cochonneries chez moi. J'ai pris les devants, moi, monsieur : j'ai de quoi tenir six mois en boîtes de conserve, plus d'autres trucs. D'ailleurs si tu veux mon avis, ces caisses que l'État balance, là, ça sert à rien. Si les gens n'ont pas été foutus de prévoir, qu'ils se démerdent : j'vais te dire, même, ça contrevient à la sélection naturelle. Tôt ou tard, ça se réglera à qui s'était suffisamment préparé au chaos.

— Tu vois, ça m'avait manqué, ça.

— Quoi ?

— Ton optimisme.

Mathias éclate d'un rire gras.

— Parce que tu vois des raisons d'être optimiste, ducon ? Regarde autour de toi : c'est la guerre ! Les soldats sur les routes, tout ça c'est comme les rations de bouffe, c'est là pour amortir le choc, mais crois-moi que quand ils vont se barrer – et ils vont se barrer, je prends le pari quand tu veux – le choc va être sacrément rude. Ça va se massacrer tranquillou, et c'est pas les guignolos de zadistes qui font pousser des patates dans leur caca qui vont survivre aux attaques de gang.

C'est à peu près la même analyse que celle d'Isa en plus crue sur la forme… Elle et Fatou gardent le silence. Je sais ce qu'elles se disent : la prophétie de Mathias se réalisera avec autant de force qu'il y aura de types comme Mathias pour la réaliser… Quand tu justifies a priori des massacres, en général, tu finis pas Prix Nobel de la Paix. J'essaie tout de même d'en savoir plus :

— Des gangs ? C'est une vraie info ou c'est juste toi qui es déjà parti en mode full Mad Max ?

— À ton avis, gros malin ? Punaise, je pensais que la crise t'aurait dévissé le cul de ton canap', mais t'as toujours aucune idée de ce qui se passe passé le pas de ta porte, hein ?

Je m'apprête à l'envoyer bouler, mais c'est Isa qui intervient :

— Sur le pas de nos portes, on maîtrise à peu près, mais passé les checkpoints, on a plus de mal, rapport aux checkpoints justement.

— Chérie, je conçois que tu veuilles pas froisser ton jupon dans les hautes herbes, mais une route bloquée, ça se contourne.

Aïe. Le combo chérie et cliché sexiste. À Isa, comme ça, de butte en blanc. Je l'aurais pas tentée, moi. Elle ne se démonte pas.

— Si les hautes herbes sont fréquentées par des types dans ton genre, tu comprendras qu'on préfère les éviter, papi.

Ah. L'attaquer sur son âge, c'est vicelard mais c'est bien vu. Je calme le jeu parce que je voudrais au moins apprendre deux trois choses avant de lancer le match de catch.

— Bon, pour te faire plaisir, Mathias : non on n'a pas été au-delà des checkpoints, oui je suis un gros cul qui ne sort jamais de chez lui et oui ces demoiselles sont des petites choses fragiles qui ont peur de se casser un ongle dès qu'elles portent un truc lourd. Heureux ?

— Ravi.

— Maintenant qu'on a échangé les amabilités d'usage, tu peux nous en dire plus sur ces gangs ?

Fier de lui, il enfonce confortablement son dos dans le dossier rembourré de sa chaise. La position de force, ça l'excite, c'est un truc, ça se contrôle pas, il paraît.

— Qu'est-ce que vous feriez sans tonton Mathias, hein ? Bon. Au sud de votre lotissement pérave, c'est ambiance guerre civile, j'imagine que vous vous en doutiez. Faut dire que passé la zone industrielle, c'est les Horizons Bleus, donc y'avait déjà le terreau pour…

Les Horizons Bleus, comme son nom ne l'indique que très sarcastiquement, c'est un de ces quartiers pauvres typiques, genre banlieue chaude, décor idéal pour fait divers violent au vingt-heures de TF1. Pendant les émeutes de 2005, la petite flamme dessinée au niveau de notre Ville sur la carte de France, c'était les Horizons Bleus. Le tram était censé traverser le quartier mais le trajet a été soigneusement modifié pour le contourer : les habitants du centre-ville avait moyennement apprécié l'idée de réduire le temps de trajet qui les en séparaient ; le maire, quant à lui, avait bien compris qu'il y avait beaucoup moins d'abstentionnistes en centre-ville qu'en banlieue…

— Dans ce joyeux merdier, c'est simple, les petites bandes de dealers qui trafiquaient de la beuh sont passés au trafic de bouffe vu que le marché est en plein boom. Les flics y foutaient déjà les pieds le moins possible avant ; les militaires ont réglé le problème à leur manière, ils ont mis le quartier en quarantaine. Depuis ça flingue à tout va. Si tu veux mon avis, on y gagne : qu'ils se butent entre eux, on n'en sera que plus tranquilles.

— Les gens qui habitent là-bas doivent voir les choses différemment.

C'est Isa qui a parlé. En jetant un œil dans sa direction, je vois Fatou devenir blême. Merde, je percute : elle doit venir de là-bas, des Horizons Bleus. Je ne la connais presque pas et pourtant j'ai un poids qui tombe dans l'estomac. Je dois être loin de ressentir la même chose qu'elle : c'est déjà assez traumatisant d'apprendre que tes proches sont coincés dans une zone en guerre civile, mais se le faire apprendre par un type avec autant de tact que Mathias…

Celui-ci poursuit sans avoir perçu le moindre malaise :

— Franchement, z'avaient qu'à habiter ailleurs. Pi me faites pas chialer : ces habitants, c'est les parents, frères, sœurs et potes des tarés de la gachette qui terrorisent tout le monde. Qu'ils s'en prennent à eux-mêmes.

Mais quel con. Je fais ce que je peux mais Mathias semble chercher à tout prix à se faire frapper : la seule question est de savoir si ce sera Isa ou Fatou qui craquera en premier. Je recentre une nouvelle fois la conversation :

— Et si jamais, comme tu sembles l'imaginer, l'armée finit par lever le blocus ?

— Alors ce sera la fête du slip, et je donne pas cher de votre peau.

Isa pousse une petite exclamation amusée.

— Ah tiens ? Et la tienne, de peau ?

— Haha, mais chérie, j'l'ai attends, les kaïras ! Qu'y viennent, qu'y viennent ! J'ai rassemblé une petite collection de fusils, et c'est pas pour m'venter mais y'en a un qu'est à pompe… Si ça peut dégommer un cerf à deux cents mètres, j'les attends les fumiers. T'ajoutes à ça assez de munitions pour génocider la moitié du département, à l'aise, et tu comprendras que je suis plutôt serein.

Il a beau surjouer l'attitude cynique-cool du survivaliste près à zigouiller le premier curieux qui s'approche trop près, il touche un point important : au Lotissement, question défense, c'est zéro, niet, pour ce que j'en sais, on a peau-d'zob. Même Homer, qu'a pourtant l'âge d'avoir acquis une collection de pétards à l'époque où on était moins regardants, je suis quasi-sûr que les seules armes dont il dispose, c'est son opinel et ses flatulences. Autant je lui ai déjà signifié que je les trouvais mortelles, ces dernières, autant faut pas se faire de films : face à la kalashnikov d'un chef de gang débridé, même les pires bombes d'Homer feront pâle figure.

— Donc c'est ça ton plan ? Rester ici avec tes provisions et tes fusils, et canarder les intrus ?

— T'en vois un autre ?

— Tu pourrais nous rejoindre.

— Pour faire quoi ? Du macramé ?

— J'sais pas. Euuuh, à plusieurs, on est plus forts ? L'union fait la force ? Enfin, j'sais pas, ce genre de truc…

C'est Isa, la fortiche en discours inspirateur. Moi, je suis tellement peu crédible que ça fait marrer Mathias.

— Ça fait rêver.

— Nan mais tu vois ce que je veux dire, non ?

— Non.

— Isa, dis-lui.

Je capte direct dans son regard qu'elle ne voit pas la possibilité que Mathias nous rejoigne comme un progrès. Alors pour compter sur elle pour l'en convaincre, je peux toujours me brosser.

— Nan mais sérieux, Mathias, j'ai bien compris le principe du survivalisme à la papa, l'inspiration texanne, tout ça… mais franchement, en attendant un éventuel carnage par arme à feu – et je conçois que ça représente une forme de divertissement pour toi –, t'as pas un peu peur de… bah, de te faire chier ?

— Tu me prends vraiment pour un bleu, hein ? Quand je te disais que j'étais préparé, tu croyais que je ne parlais que de la logistique bouffe et auto-défense ? Attends, j'suis prévoyant, moi, et j'peux te dire que j'ai de quoi m'occuper. J'ai prévu le coup depuis longtemps : j'ai des téras et des téras de films téléchargés. Et pas que des films pour mineurs, si tu vois c'que j'veux dire.

Il fait un clin d'œil à Isa qui lève un sourcil et réplique du tac au tac :

— Pardon, je suis perdue : c'est commun, comme technique de drague, que de sous-entendre que tu te pignoles H24 ?

— Rrrr, mais c'est qu'elle mordrait ! Tu sais que tu commences à me plaire, chérie ?

D'un coup, Isa se lève. Comme un joli troupeau de moutons de panurge, on l'imite, Fatou, Mathias et moi. Sans prévenir, Isa lance à Mathias :

— Tes fusils, là… t'en as un à portée de main ?

La question le prend par surprise. Ça le désarçonne tellement qu'il en oublie de trouver une répartie de beauf lourdingue.

— Euh… là, tout de suite ? Euuuh, bah non.

— Okay. Alors un conseil : la prochaine fois que te viendras l'envie de m'appeler « chérie », assure-toi d'abord d'en avoir un à portée de main.

Ambiance.

On entendrait une mouche péter (hin hin hin).

Tous les quatre debout, on se dévisage comme dans un remake un peu cheap de Sergio Leonne. Je sens que Mathias hésite sur la marche à suivre : y aller au culot et continuer son numéro au risque de s'en prendre une ? S'excuser pour faire baisser la tension ? Haha. Que Godwin me pardonne, mais autant demander à Hitler de s'excuser.

Ce con – Mathias, pas Hitler – se retourne vers moi en forçant un air goguenard :

— Dis-donc, tu m'en as présentées des moins farouches, mon sal…

BIM.

Mathias n'a pas le temps de finir sa phrase qu'il se retrouve étalé. C'est peu dire que ça lui pendait au nez. Non, ce qui m'étonne, là, c'est l'autrice du bourre-pif : Fatou, tremblante de rage. Isa et moi, on est sur le cul, enfin sur nos culs respectifs, chacun le sien. Mathias aussi d'ailleurs, au sens propre dans son cas.

— ESPÈCE DE SALOPARD ! ESPÈCE DE SALOPARD !

Voilà qu'elle lui assène des coups de pieds alors que le pauvre bougre est au sol ! Mathias couine comme un petit porcelet, ça fait peine à voir. Déchaînée, qu'elle est, la Fatou. Isa et moi, on sort vite de notre torpeur et on lui attrape les bras pour la tirer en arrière.

— Bon sang mais… Fatou, CALME-TOI !

Dans la cohue, je me prends son coude dans l'œil et je tombe moi aussi à la renverse. Aïe ! En plein dans le mille. Je suis bon pour un joli cocard. Je crois que Fatou n'a même pas remarqué.

— SALOPARD ! « On s'est pas d'jà vus », hein ? « On s'est pas d'jà vus ? » SALOPARD !

Cette fois je n'y panne vraiment plus rien, mais je suis trop sonné pour réfléchir. Isa arrive à entraîner Fatou loin de Mathias qui s'est roulé en position fœtale à même le carelage du salon. Après une seconde d'hésitation, je les suis. On sort.

Fatou est fébrile mais Isa la calme :

— Fatou ! FATOU ! Calme-toi ! La vache, mais c'était quoi ça ?!

— Il le mérite, le salaud !

— A priori je suis plutôt d'accord, mais tu pourrais développer ?

Il y a un blanc, puis les jambes de Fatou se dérobent sous elle. Elle s'assoit lourdement sur le perron de la maison et jette un coup de pied dans une touffe de mauvaise herbe. La rage lui fait encore trembler la voix mais le volume sonore est redescendu à un niveau acceptable :

— J'le connais. Le salopard. J'le connais.

J'étouffe une exclamation de surprise :

— Vraiment ? Mais pourquoi tu ne m'as rien dit ?

— Je ne connaissais pas son nom, j'pouvais pas deviner ! Mais je bosse – je bossais – dans le même bâtiment que lui.

— Sans blague ? Mais moi aussi ! J't'ai peut-être déjà croisée alors ! T'étais dans quelle boîte ? T'es dev aussi ? Ou commerciale ?

Elle a un rire sans joie. Il y a du cynisme dans sa voix.

— Devine. C'est quand, la dernière fois que t'as croisé une femme noire dans ton bâtiment ?

Je sens dans son regard que je devrais connecter deux neuronnes, mais ça ne vient pas. Isa secoue la tête en levant les yeux en l'air, d'un air désespéré.

Fatou abandonne l'idée que je trouve tout seul :

— Femme de ménage. Enfin… « agente d'entretien ».

— Vraiment ? J'ignorais qu'il y avait une boîte d'entretien là-bas…

— Oh mais quel con…

L'exclamation a échappé à Isa. Elle se retourne vers moi et me parle comme si j'étais demeurré – je sais, dans le contexte, il y a de quoi.

— Elle venait faire votre ménage, banane !

— Notre ménage ?

— Bah oui ! Nettoyer le sol de ton open space, passer le chiffon en zigzaguant entre le bordel de ton bureau, vider ta poubelle ! Tu croyais que ça se faisait par l'opération du Saint Esprit ?

— J'avoue que… je m'étais jamais posé la question.

— Ça doit être reposant d'être toi… De vivre comme ça… Sans se poser de question…

— Dis-donc, ça va bien les vannes ? J'ai jamais croisé personne.

— Ah ! Tu parles !

Elle se retourne vers Fatou.

— À quelle heure tu allais nettoyer chez eux ?

— De six à sept heures du matin.

Ah. Oui, forcément… Isa a déjà pigé.

— Et toi, tes journées de bureau, elles commençaient à quelle heure ?

— Mmmh, dix heures et dmmmmhhh…

Je mange la fin de ma phrase mais elles ont compris l'idée. Moi, à sept heure, quand Fatou finit de nettoyer le bureau dans lequel je bosse, je dors encore. Putain, et elle vient des Horizons Bleus, en plus… Bonjour le temps de trajet. Un bus pour rejoindre le tram, et ensuite toute la fin de la ligne de tram… Elle devais bien se lever à quatre heures du matin pour ça. Pendant que je me levais tranquillement à neuf heures. Pour un trajet deux fois plus court. Pour une paie probablement trois fois plus élevée. Bon, d'accord, je lui reprocherai mon cocard un autre jour.

— Et Mathias, dans tout ça ?

— Disons que j'ai eu le malheur de finir en retard un jour où lui commençait tôt… On s'est croisé, et son regard, j'vous jure, j'ai jamais autant eu la sensation d'être un bout de viande. Il a fait mine de faire la causette, mais ça puait le rentre-dedans. Le genre « bon prince riche qui honore la pauvre femme noire de la qualité de sa conversation ».

Je hoche la tête.

— Oui, c'est bien le genre de l'animal.

— Bref. Pour quitter le bureau, j'ai dû le frôler et… disons qu'il m'a serrée d'un peu trop près.

— Mais quel sale porc…

— Ça n'a pas été plus loin, je me suis dégagée rapidement et je suis partie sans dire un mot. Depuis de jour, j'ai toujours fait attention à bien repartir à l'heure pour ne plus avoir à le croiser. Ça m'a angoissé pendant pas mal de temps…

— Lui, visiblement, le souvenir ne l'a pas poursuivi… il se souvient à peine de toi ! L'enfoiré !

Isa est hors d'elle. Je la comprends. Même moi qui connais un peu le loustic, j'ai un sale goût dans la bouche.

— Allez, foutons le camp d'ici… c'était une mauvaise idée dès le départ, j'suis désolé.

Étrangement, la rage d'Isa et Fatou ne me retombe pas sur la poire. Comme si le fait de m'être fait refaire le nez dans la cohue suffisait à me rendre plus sympathique à leurs yeux… Elles acquiescent en silence, et on s'apprête à plier les gaules.

C'est le moment que choisit l'homme qui tombe à pic pour nous rejoindre sur le perron. Avec son morceau de mouchoir fourré dans la narine pour contenir le saignement, il a perdu de sa superbe. C'est dégueulasse mais, quelque part, ça me fait plaisir.

— J'vous raccompagne pas.

— Non, merci !

Isa et lui se toisent comme deux hyènes prêtes à se sauter à la gorge. Mathias essaie d'afficher un visage narquois de circonstance pour ne pas perdre la face. Il la perd définitivement lorsqu'Isa lève brusquement le poing en arrière en faisant de mine de le frapper : il sursaute et recule d'un coup, les mains en l'air, en poussant un petit cri de porcelet. Isa pousse un ricanement de triomphe en baissant le bras et s'en va vers le portail, suivie de près par Fatou qui semble revigorée par la pathétique pleutrerie de son ex-harceleur.

J'fais un signe de la tête à Mathias et je suis le mouvement. Dans mon dos, je l'entends me dire :

— Si féminazi-land ne te tente pas, tu sais, tu peux toujours rester.

J'en tomberais de ma chaise si j'étais assis. Voilà que ce grand con se ferait presque hospitalier ! La vache, s'il suffisait d'un bourre-pif pour le rendre aimable, je lui en aurais mis un plus tôt…

— T'es sérieux ?

— C'est toi qui vois. Ici y'a de quoi vivre tranquille et passer du bon temps. Je sais qu'on n'est pas les meilleurs potes du monde, mais on s'emmerdra moins à deux. Et puis en cas de grabuge, on pourra toujours faire des tours de garde la nuit…

Encore un frisson, mais je l'ignore. Est-ce que je suis définitement taré d'envisager sérieusement l'option que me propose Mathias ? Bon, si on met de côté le fait que ce soit un gros porc… d'un point de vue purement égoïste, je risque rien, moi. Au Lotissement, j'ai pas non plus des masses d'attaches. J'veux dire : Noé est sympa mais trop jeune pour être un vrai ami ; Homer et Marje me font marrer mais sans plus ; Clothilde, si je pouvais moins voir sa trogne, je m'en porterais pas plus mal… Après, Fatou et Isa ont plutôt l'air de chouettes filles, passé le côté vanneuses, mais je ne suis pas certain qu'elles m'apprécient beaucoup plus que Mathias…

Et puis niveau organisation, on a quoi, au Lotissement ? Que dalle. Des réserves, on en a à peine. Les loisirs, on peut faire une croix dessus. La sécurité, n'en parlons pas : je ne doute pas que Mathias exagère sur son histoire de hordes barbares prêtes à nous tomber sur le râble comme la misère sur le vieux monde, mais sans doute pas tant que ça.

— Alors, qu'est-ce que t'en dis ?

Je sens les regards perçants de Fatou et Isa dans mon dos. Elles se sont arrêtées et elles ont tout entendu. Le silence n'est même pas troublé par un petit vent d'été, tout est calme dans la chaleur intense et étouffante de ce mois de juillet. Je regarde Mathias, avec son bout de mouchoir qui pendouille de son nez enflé. Bizarrement, j'ai envie de dire oui. J'ai envie de le suivre, qu'on se pose sur son canapé, qu'on regarde un film avec du popcorn, qu'on bouffe autre chose que des conserves froides. Bizarrement, la compagnie de cet abruti, de ce connard, de ce pervers, je me dis qu'elle vaut peut-être mieux que l'incertitude de la vie du Lotissement.

Alors je suis le premier surpris quand, après des secondes qui auront semblé durer une éternité, je lui dis simplement :

— Non, j'vais y aller.

Je rejoins Fatou et Isa. Personne ne moufte. Sans un mot, sous l'œil de Mathias, toujours immobile sur son perron, on rejoint la route et on repart au Lotissement.

Août

9. Les dingos de la dynamo

Août est arrivé sans que la situation n'évolue franchement, ni dans un sens ni dans l'autre. Aucun nouveau contact n'a été tenté avec Mathias, Fatou et Isa ayant eu leur dose. Moi, je crains trop d'être de nouveau tenté par sa proposition pour refoutre les pieds chez lui.

Mine de rien, quand même bien l'entrevue avec cet abruti a été un fiasco, ça aura au moins eu le mérite de nous filer un petit coup de fouet en termes de prévention. Isa a réussi à organiser une vraie mise en commun des réserves. Certes, il lui a fallu se coltiner la mauvaise humeur de Clothlide, mais je dois admettre qu'elle a géré ça comme une pro. La bonne surprise, c'est que les réserves accumulées par le voisinage étaient plus importantes que ce qu'on avait imaginé. On n'a pas de quoi tenir un siège, mais en cas d'arrêt brutal des livraisons de caisse, on crévera pas de faim dans la semaine, c'est toujours ça de gagné.

Isa est en quelque sorte devenue notre « cheffe », même si le mot semble lui déplaire. Faut dire que pour se voir désignée responsable dans un merdier pareil, ça se bouscule pas au portillon. Fatou a déménagé chez elle pour des raisons évidentes. Pour un peu, on serait presque bien, là, dans notre Lotissement. Tout le monde n'est pas de cet avis bien sûr : deux trois habitants ont poussé une gueulante sur les militaires parce que les checkpoints les empêchaient de se rendre à l'aéroport prendre leur avion pour les vacances… Lunaires, les types. Comme s'ils avaient encore une chance d'aller se faire dorer la pilule. C'est vrai qu'en achetant leurs billets en janvier, ils ne pouvaient pas se douter que ce serait un peu compliqué l'été venu. M'enfin là, quand même, moi j'aurais fait un feu de joie avec depuis un moment.

De toute façon, pour ce qui est de se dorer la pilule, on a ce qu'il faut. Autant le mois de juillet était chaud, autant comparé au mois d'août, c'était sibérien. Quarante à l'ombre, pas un nuage, pas un brin de vent. On crève, et j'aime autant vous dire qu'on est bien contents de ne pas aller bosser…

Là, Noé, Homer et moi, on glande à l'ombre de la statue de Churchill, assis dans la pelouse qui a viré couleur paille depuis pas mal de temps, une bouteille au milieu. Une bouteille d'eau, je précise. Depuis la mésaventure éthylique du soir de ma rencontre avec Homer, je me méfie. Bon okay, pour être franc, on se la colle régulièrement avec le vieux, mais plutôt tard le soir, quand le mercure passe péniblement sous les trente degrés. Là, en plein après-midi de canicule, la gnôle c'est le suicide. Homer dirait même que c'est gâché.

Bref, pépouze dans l'herbe, on taille le bout de gras.

— Et donc même pas un vieux fusil de chasse sous l'oreiller ?

J'avais placé tous mes maigres espoirs de dégoter une arme chez papi, mais sans surprise, il les refroidit vite :

— Nan. Au passage, gamin, si tu penses qu'on peut planquer un fusil de chasse sous ton oreiller, m'étonne pas que tu dormes seul.

— C'est petit ça, Homer.

— Jamais pu blairer la chasse, de toute façon. Ni ces empafés de chasseurs, d'ailleurs.

— Oh, y'en a des biens.

— Les morpions aussi, y'en a des biens, mais bizarrement c'est jamais ceux que t'as au cul.

Classe. Imagé. Noé ricane comme un ado. D'accord, moi aussi. C'est pas juste les grossiéreté qui sortent de la bouche de papi qui nous font marrer, c'est son ton, aussi. On dirait qu'il cite du Audiard à chaque fois qu'il l'ouvre, même si le langage est un poil plus fleuri, et l'accent un poil plus lorrain.

Je lui fais remarquer :

— N'empêche que les chasseurs, ils doivent être bien contents d'avoir leurs pétards à portée de main.

— Bah qu'ils les gardent, leurs saletés. C'est comme les troufions qui bloquent les routes, là. Qu'ils s'entretuent entre eux, ces cons, mais qu'ils nous foutent la paix. Ça, pour entretenir les assassins professionnels, ça manque jamais de caillasse ! J't'en foutrais, moi, des pétards ! Bien contents d'en avoir, les chasseurs ? Pfff, manquerait plus qu'on s'en trimballe tous un à la ceinture, comme ces empafés d'Américains. Ah, me lancez pas sur les Américains…

Ni Noé ni moi ne le lançons sur les Américains.

— Pour tout vous dire, Homer, c'est pas que je sois profondément en désaccord avec vous, mais dans les problèmes à régler à plus ou moins long terme, la sécurité, c'est important.

— Mais oui monsieur Pujadas ! Et l'immigration aussi !

Il me chambre, l'ancien. Ça, faut admettre, il ne donne pas vraiment dans le cliché du vieux réac. Noé intervient :

— Quand même ! Bon, la nourriture, on essaie de s'organiser, y'a l'inventaire, tout ça… mais après, ce serait quoi la priorité suivante ?

— Je sais pas, gamin, l'énergie, p'tét ? J'sais bien qu'on a encore du courant de temps en temps, mais on aura l'air fin quand ce sera coupé pour de bon.

— Et vous suggérez quoi ? On installe une roue de hamster géante et on se relaie pour la faire tourner ?

— Précisément !

Avec Noé, on échange un regard comme si le vieux avait définitivement pété une bielle. Bien sûr, il le remarque et nous pourrit :

— Tas de morveux ! Z'avez jamais vu un alternateur de votre vie ?

— Un quoi ?

— Le machin qu'on met sur la roue d'un vélo pour alimenter la loupiotte.

— Ah, une dynamo ?

— Si tu préfères, mais normalement, ça s'appelle un alternateur.

— Ah.

— Voilà, vous aurez appris un truc, bandes de morveux incultes.

— Okay, n'empêche qu'une dynamo… bah c'est comme les fusils, on n'en a pas.

— Moi si.

— Ah.

— T'sais gamin, quand t'aimes pas les chasseurs, t'aimes bien les cyclistes, c'est logique, c'est leurs principales victimes…

Ça se tient. Enfin, vaguement.

— Elle doit traîner dans le garage, mais j'suis sûr qu'elle marche encore, la dynamo. C'est increvable, ces machins. Vingt ans que la Marguerite me tanne la couenne pour que je la lourde, pourtant. Soi-disant que ça encombre… Mon cul ! Depuis qu'on est miro, elle et moi, c'est surtout la 206 qui encombre le garage : on y touche plus d'peur de taper un môme.

— Ouais, ou un tramway.

On éclate de rire. Oui, se foutre de la gueule de Clothilde et Denise, ça reste un plaisir, même en leur absence. C'est même double jackpot, puisque leur absence en soi est déjà un plaisir…

— Sans blague, Homer, vous pensez qu'on peut alimenter quoi avec votre engin ?

— Ben ça, ça dépend de tes guiboles, gamin. Plus tu pédales, plus ça envoie.

— D'accord, m'enfin sans être dopé comme un maillot jaune sur une route de montagne, on a une chance de produire quoi ?

— Le truc, c'est de s'en servir pour charger une batterie. Comme ça, s'il t'faut beaucoup de puissance, t'as qu'à pédaler plus longtemps avant.

— S'il faut pédaler six heures pour avoir cinq minutes d'éclairage, je crois que je préfère encore la bougie.

— C'est sûr qu'avec ta carrure de limace, t'as pas dû te taper des masses de points de côté dans ta vie, hein gamin ?

— Nan mais dites donc !

— J'ai pas raison ?

Si. Je suis le premier à le dire, d'ailleurs : mais c'est mon bide, y'a que moi qui suis habilité à en dire du mal. Si c'est moi, c'est de l'autodérision ; si c'est quelqu'un d'autre, c'est du foutage de gueule et franchement, c'est pas chouette.

On est interrompus par Isa qui s'approche, le bras sur le front en guise de pare-soleil. Elle vient se placer dans l'ombre de la tête du gros Churchill. C'est dans ces moments, d'ailleurs, qu'on est contents que ça ne soit pas une statue de Jack Skellington.

— Ça va ? Rassurez-moi, vous vous reposez un peu entre deux siestes ?

— Pourquoi, t'es du MEDEF ?

— Vous savez qu'on n'est pas sortis d'affaire parce qu'on a fait un petit inventaire, hein ? Les vivres, c'est pas parce qu'on les a rassemblées qu'elles vont faire des petits. La ratatouille, ça pousse pas par génération spontanée ou par mitose de boîtes de conserve.

Tu parles d'une rabat-joie. Faudrait pas qu'on oublie qu'on est dans la mouise, hein.

— Et donc ? Tu veux te lancer dans le potager ? Sous quarante degrés ?

Elle me fixe, faut dire qu'elle aurait beau jeu de chercher à croiser un autre regard : Noé a les yeux baissés comme un élève de collège pris en train de bavarder ; Homer fait semblant de pioncer, ce qui ne lui demande pas un effort considérable.

— J'peux te parler cinq minutes ?

Oula. En général, quand une nana commence la conversation comme ça, c'est pour me larguer. Sauf qu'aux dernières nouvelles, on n'est même pas en couple avec Isa, du coup j'ai l'impression d'avoir zappé la partie sympa pour arriver directement à l'addition, sans dessert ni café.

Je cherche en vain une échappatoire du côté de mes deux acolytes de glande. Tu parles. Autant demander à l'ONU d'intervenir au Proche-Orient. Lâcheurs. Noé fait soudain semblant de dormir lui aussi, avec une crédibilité à lui arracher l'Oscar du meilleur second rôle.

Je me lève et on s'éloigne avec Isa. Avec le soleil qui tape, on n'a pas d'autre choix que de chercher la zone d'ombre la plus proche. On s'assoit sur le banc de l'arrêt de tram Thiers, à l'ombre du distributeur de tickets – hors service, cela va sans dire.

— J'voulais te parler, au sujet de Mathias…

Aïe. Le sujet de la proposition de Mathias de m'accueillir – et surtout de ma longue hésitation qui a suivi – n'était encore jamais venu sur la table, Fatou et Isa ayant eu la délicatesse de ne pas m'en tenir rigueur. Je me doutais pourtant que ça finirait bien par me retomber sur le museau.

— Écoute, Isa, tu sais, ce qu'il a dit…

— Ouais, c'est exactement ça qui m'intéresse : tu te souviens de ce qu'il nous a dit quand on était assis tous les quatre dans son salon ?

Ah. Au temps pour moi. Rétropédalage toute : elle ne parle pas du tout de la même chose que moi. Mieux : elle ne s'en est pas rendu compte. Je me raccroche aux branches, comme si de rien n'était :

— Bien sûr. Enfin… pas dans le détail, mais dans l'ensemble, oui.

— Et y'a rien qui a éveillé ta curiosité ?

— Tu veux dire, à part le passage sur les hordes barbares qui allaient débarquer en file indienne pour nous déglinguer ? Nan, j'avoue, rien de précis.

Elle lève les yeux au ciel.

— C'est quand même fou d'être aussi peu à l'écoute.

— À l'écoute de Mathias ? T'es sérieuse ?

— Une information lâchée par un abruti, ça reste une information.

— Je vois toujours pas.

— C'est dingue.

— Bon bah ça va ! On va pas y passer la nuit ! Tu la craches, ta pastille ?

Les devinettes, ça va bien cinq minutes.

— Il a parlé de zadistes.

— De ?

— Zadistes.

— À tes souhaits.

— Des zadistes, des gens dans une ZAD, une zone à défendre quoi ! T'es quand même pas largué à ce point ?

— Mmh, ouais okay, ça me dit vaguement quelque chose, c'est possible.

— Pour être exact, il a parlé de « guignolos de zadistes qui font pousser des patates dans leur caca ». Je cite hein, c'est pas mes mots.

— Je m'doute.

— Et ?

— Et quoi ?

— Bah t'es pas curieux ?

J'ai un « non » au bord des lèvres, mais quelque chose me dit qu'elle attend une autre réponse.

— Tu sais, Mathias, faut pas prendre tout ce qu'il dit pour argent comptant. Lui, un zadiste, un clodo ou un hipster, je suis pas certain qu'il fasse la différence… à tous les coups, c'était juste une image pour parler des gens un peu simplets qui croient qu'ils vont sauver le monde avec le potager bio qu'ils ont acheté chez Jardiland y'a deux mois.

— Mmh, j'en mettrais pas ma main à couper. C'était quand même précis, comme description, ça avait l'air de faire référence à quelque chose de concret, pas juste un bon mot en l'air. Tu te souviens de SkyDome ?

Ça vient tellement comme un cheveux sur la soupe que je suis pris au dépourvu. Je reste coi un instant : le nom me dit quelque chose. Est-ce que ce ne serait pas…

— Le projet de centre commercial ?

— Le projet de centre commercial géant qui impliquait de raser une bonne partie de la forêt au nord de la ville, oui, tout juste.

— Projet annulé, vu la situation, j'imagine…

— Sans aucun doute. Mais quand ça a été annoncé, ça avait fait scandale, et il me semble bien qu'une poignée d'écolos un peu vénères avaient été monter une ZAD sur le site pour empêcher les travaux de commencer…

— Maintenant que tu me le dis, ça me parle.

— C'était pas l'orga de Notre-Dame des Landes, mais tout de même, je crois me souvenir qu'ils avaient réussi à mettre six mois de retard dans les dents des pelleteuses. Aux dernières nouvelles, les zadistes devaient être délogés manu militari, mais avec la crise qui est arrivée…

— Tu penses qu'ils y sont toujours ?

— Possible. Ça expliquerait ce qu'a dit Mathias.

Mouais. Je reste intimement convaincu que mon explication – une simple insulte anti-idéaliste – est plus plausible, mais je n'en dis rien. De toute façon, puisque le projet est de facto définitivement enterré, les éventuels zadistes n'auraient plus grand chose à y glander, dans leur forêt. Ils seraient rentrés chez eux…

Je vois bien, pourtant, que l'idée d'une ZAD encore active séduit Isa et, de ce que je commence à connaître d'elle, je ne la vois pas lâcher l'affaire.

— Admettons. Du coup, tu veux aller frapper à la porte de la forêt, « coucou les clodos, on est les bourges du Lotissement d'à côté, vous pouvez nous apprendre à faire pousser des patates dans notre caca, s'il vous plaît ? »

Elle me tape gentiment l'épaule :

— Hé, fais pas ton Mathias.

— Aoutch. T'es dure.

— Tu l'as pas volé.

On se marre un peu. Je l'aime bien, cette fille. Dans ses rares moments où elle ne me pourrit pas la tête, elle est plutôt de bonne compagnie.

— De toute façon, le problème reste le même que pour aller n'importe où : les militaires, les checkpoints et toutes ces joyeusetés.

— On a bien réussi à aller chez Mathias.

— Sauf que le chantier de SkyDome, c'est pas du côté de la nationale, il faut passer par la rocade, et là, on est marrons, le premier checkpoint est pile à la sortie du Lotissement.

Ça s'annonce mal parti. Je me demande pourquoi elle s'est mis en tête de me parler de ça puisqu'elle était de toute évidence déjà arrivée à la conclusion que ZAD ou pas ZAD, le résultat est le même puisqu'on est coincés.

On reste là, sans rien dire, assis sur ce banc en métal, les yeux perdus dans nos reflets sur la vitre du tram qui n'a toujours pas bougé d'un pouce. Je cherche un truc à dire, un sujet de conversation pour rompre le silence inconfortable, mais rien ne vient. Pour tout dire, le silence n'est pas si inconfortable que ça. Isa a l'air détendue, il fait chaud, on somnole presque dans l'air aride de ce mois d'août. Elle a la main posée sur le bord du banc. Doucement, tout doucement, j'approche la mienne…

— Hé ! Vous venez avec nous ?

Noé. Briseur de moment professionnel. J'étais à deux doigts de vivre un truc, là. Mais Homer et lui ont quitté Churchill et se dirigent vers notre immeuble.

— On va chercher la dynamo de Robert ! Vous sauriez démonter la batterie de la Twingo de Denise ? On va essayer de la recharger avec !

— Ah mais on est déjà passés au stade où on braconne des vieilles pièces mécaniques ? Ça se madmaxise plus vite que ce que j'aurais cru…

Isa s'est redressée, le charme est rompue. Si charme il y avait. Je n'en suis même pas sûr, pour tout dire. Elle a un visage impassible mais fait semblant de s'intéresser à la conversation :

— C'est sûr que tant que les routes sont coupées, une voiture ne va pas nous servir à grand chose… l'énergie en revanche, c'est le nerf de la guerre.

Eh bah elle va bien s'entendre avec Papi Piquette. Deux chasseurs d'énergie pour le prix d'un. Je les imagine déjà désosser une Twingo, récupérer chaque pièce pour construire des engins post-apocalyptiques façon steampunk, siphonner le réservoir pour alimenter les groupes électrogènes… et recycler les banquettes comme canap' de squatte, tant qu'on y est.

J'ai un soudain frisson, un truc qui me prend au tripes : aucun terme médical ne me vient, alors appelons ça le vertige de l'inutilité. Dans un monde post-apocalyptique steampunk et plus si affinités… à quoi je sers, moi ? Moi, avec mon physique de limace, comme le dit Homer ? Moi, avec mes compétences qui se révèlent à quatre-vingt-dix pourcents inutiles en l'absence d'ordinateur ? Voire à quatre-vingt-quinze pourcents si on pousse à l'absence d'électricité ? Est-ce que dans une société effondrée où la survie est en jeu, il y a une place pour un foutu développeur C++ ?

10. Les militaires de la colère

Quand le système fout le camp, tu te rends vite compte à quel point les vies, les désirs et les ambitions des gens étaient moulés par ce système. D'un coup, quand la question n'est plus de savoir quelle carrière tu feras et quelle marque de montre tu porteras à cinquante ans, y'a beaucoup moins de candidats pour être agent d'assurance ou VRP. Prends Noé, tiens : de ce que j'en ai compris, son truc à lui, c'était le droit. La fac de droit, c'était son quotidien avant l'arrivée du bazar. Noé, si les événements n'étaient pas venu le bousculer, il était clerc dans cinq ans, notaire dans quinze, et dans vingt cinq : une femme, des gosses, une grosse baraque en banlieue, une tondeuse à gazon, un barbecue haut de gamme et le ventre de quadra qui va avec.

Au lieu de ça, Noé est en train de virer mécano en herbe avec l'aide de Homer qui s'en donne à cœur joie dans le rôle du vieux sage qui transmet son savoir à la nouvelle génération. Notez qu'il faut quand même avoir un sacré pet au casque pour caractériser Homer de « sage », mais disons que dans l'hypothèse où Noé, c'est un apprenti Jedi, Homer ce serait une version alcoolisée de Yoda. En plus ridé, aussi – mais nettement moins vert de peau dans ses bons jours.

En un rien de temps, ils ont démonté tout ce qui ressemblait de près où de loin à une voiture – la mienne comprise –, ont récupéré deux trois dynamos en plus de celle de papi, et ils ont monté un atelier dans le salon d'Homer et Marje. Cette dernière n'est pas à proprement parler enchantée par la situation, mais vu que la télé ne s'est plus des masses rallumée ces derniers temps, ça lui fait de l'animation.

Bref, dans l'atelier d'Homer et Noé, on n'a pas de pétrole, mais on a des idées. Après, faut voir la gueule des idées… Les trois quarts des engins qu'ils ont branché, ça une tronche, des fils dénudés de partout, des morceaux de batterie qui fuient… des assemblages issus de deux cerveaux pas nets, à filer des nuits blanches à un expert en sécurité électrique. Moi en tout cas, j'approcherais pas de ça sans des gants en caoutchouc de trois centimètres d'épaisseur. Enfin, si jamais le courant vient à manquer dans nos prises murales, c'est bien de savoir qu'on pourra quand même exécuter les condamnés à mort façon Ligne verte.

Concernant les voitures qu'ils ont gentiment désossées, je me serais attendu à ce que ça soulève plus de protestations de la part des propriétaire. Faut croire que les gens sont en train de se faire à l'idée que le règne de l'automobile est terminée et que, leurs jolies petites caisses, c'est comme l'économie : cette fois, elles ne repartiront plus. Ça commence à faire quelques mois maintenant que tout a commencé : l'été est bien entamé et, d'une certaine manière, pas mal d'habitants ont l'air de comprendre que c'est un bon moment pour sortir du déni. Avant que l'automne – et le froid – n'arrivent…

N'empêche que le déni, ça avait l'avantage de contenir raisonnablement la vague de panique latente qui menaçait de déferler. Mine de rien, faire comme si de rien n'était, c'est encore le meilleur moyen de s'assurer que rien ne soit… Là, soudainement, quand tu décides de regarder la réalité en face, c'est plus la même tisane.

Les petites râleries du mois dernier, au moment où les derniers naïfs avaient compris que leurs vacances à l'autre bout du pays – ou du monde, selon le budget – étaient compromises, c'était juste un échauffement. Sous le cagnard d'août, les patiences des uns et des autres commencent à atteindre leurs limites : celles et ceux qui ont de la famille ou des attaches ailleurs commencent à trouver le temps long sans nouvelle, et de manière générale, tout le monde sent bien qu'on ne va pas pouvoir continuer à se tourner les pouces en graillant des boîtes de conserves descendues du ciel jusqu'aux calendes grecques.

C'est que l'économie a beau s'être cassée la gueule, au bout d'un moment, il faut bien la produire, cette bouffe. Sans parler des biens de consommation courants, les fringues, les meubles… J'veux dire : avec l'inertie, on va bien se débrouiller un moment, ça contre-balancera un peu l'ambiance « obscolescence programmée / gaspillage géant » d'Avant, mais à terme, faudra bien continuer à vivre, économie ou pas économie. J'parle même pas des besoins de santé, d'éducation… Pour ce qui est de la sécurité, visiblement l'État maintient l'infrastructure, m'enfin avec tout le respect que j'ai pour lui, si la sécurité c'est juste Ahmed avec son FAMAS pas chargé, on va pas aller bien loin.

— Tu sais que ça fait longtemps qu'on n'utilise plus des FAMAS ? qu'il m'a dit un jour, Ahmed.

Ben j'm'en fous, j'appelle ça un FAMAS même si c'est autre chose qui lui pendouille au cou. Moi j'aimais bien qu'on ait un fusil dont la dernière lettre voulait dire Saint-Étienne, y'avait un côté terroir, que je trouvais chouette. Pour tout dire, c'est à peu près le seul truc que je trouvais chouette dans ce fusil : je ne suis peut-être pas un anti-militaire forcené comme Homer, mais les armes et l'armée, ça m'a jamais excité.

Tout ça pour dire que tout le monde se rend compte qu'une société où il n'y a plus que les bidasses qui bossent, c'est moyennement tenable à long terme. Partant de là, ça cogite ; comme ça cogite dans une situation catastrophique sans issue visible, ça angoisse ; comme ça angoisse avec des responsables sous la main, ça gueule.

Les responsables qu'on a sous la main sont tout trouvés : les militaires. Enfin, pour être tout à fait juste, c'est pas tant qu'ils soient responsables : c'est surtout qu'on les a sous la main. On gueulerait bien sur l'État, mais il est pas là, et comme ce sont ses derniers représentants…

— À quoi ça rime, ces conneries ?

— Ça fait plus d'un mois qu'on est bloqués chez nous ! Ça va durer longtemps, vos blocus ?

— Ouais ! D'accord, c'est la merde, mais c'est pas la guerre !

— Pourquoi j'ai pas eu de patates dans mes rations, cette semaine ?

— Laissez-nous sortir !

— Allô ? Y'a quelqu'un ? Un plan pour redresser le pays ?

— Quand est-ce qu'on retourne bosser ?

Alors ça, j'avoue que ça n'a pas été ma première inquiétude. Mon travail ne me manque pas plus que ça. Mon salaire, un peu plus, je l'admets. Après, si le salaire tombe mais que les rideaux de fer restent baissés, ça ne va pas m'avancer à grand chose. De toute façon, dans notre Lotissement cent pourcent résidentiel, des rideaux de fer, si on oublie celui de Réparou Répart Tout qui était déjà définitivement baissé Avant, y'en a pas, ça règle la question.

J'étais justement en train de zieuter l'intérieur de la boutique, le visage collé à la vitre crasseuse, les mains en éventail de chaque côté pour atténuer les reflets du soleil, quand Mamie Gitane s'est pointée. J'l'ai vue approcher du coin de l'œil. Là, dans mon dos, elle me toise, avec le regard habituel qu'elle me réserve. J'ai un temps cru qu'elle ne pouvait pas me piffrer, à voir ses sourcils froncés comme ça, mais j'ai fini par piger que c'était son expression neutre.

— Qu'est-ce tu fous là, toi ?

— Du lèche-vitrine.

— T'sais que c'est pas au sens propre qu'on dit ça ?

— J'regarde juste s'il y a pas quelque chose d'intéressant à récupérer…

— À récupérer… à chourrer, oui !

— Oh ça va, Mamie La Vertue. C'est pas votre boutique, non ?

Elle hoche la tête en diagonale, j'imagine que ça veut dire « oui-non ». Je hausse les épaules et je reprends position contre la vitrine, les yeux plissés pour mieux voir à travers la saleté.

— Et t'vas faire ça toute la journée ?

Grmpfh. Elle ne va pas me lâcher. C'est marrant, je n'me souvenais pas qu'on était potes, avec Marje : d'où vient cette soudaine passion pour ma compagnie ? Je me retourne en lui souriant hypocritement :

— J'peux vous aider, Marje ? Vous avez besoin de quelque chose ?

— Marguerite.

— Ça pousse pas en cette saison.

— Mais non, triple-con, Marguerite, c'est mon nom ! Pas Marje !

— Il paraît, oui… et donc ?

— Donc quoi ?

— Qu'est-ce que vous me voulez ?

À sa façon de se dandiner sur place sans trop oser l'ouvrir, j'ai comme une intuition bizarre : celle que Marje essaie de trouver une façon de me dire quelque chose sans avoir l'air trop gentille.

— J'sais pas si t'es au courant, mais mon salon a été investi par le professeur foldingue et son apprenti zinzin.

— J'ai eu vent.

— Apprenti zinzin qui vient de chez toi, y m'semble.

— Mais tout à fait ! C'est exact, oui, c'est tout à fait ça. Il vient de chez moi. De moi, même : l'accouchement était douloureux, mais c'était un beau bébé de soixante-dix kilos, d'ailleurs je cherche une marraine, si ça vous branche.

— Nianiania. N'empêche que ton piot, adoptif ou pas, il squatte du matin au soir sur mon canapé, entre des boîtes de boulons et des bobines de fil !

— Dites : Noé, il est majeur — de justesse, okay, mais majeur quand même – et vacciné. Si Homer veut inviter des copains chez lui et que ça vous plaît pas, c'est quand même pas moi que ça regarde. Voyez un conseiller conjugal et foutez-moi la paix.

— Y m'dérange pas, le Noé, mais c'est que sans le Robert, j'm'ennuie, moi !

— Mais qu'est-ce que vous voulez qu'j'y fasse ? Que j'fasse un Scrabble avec vous ?

— Oh ce serait chouette !

Je fais de gros yeux tandis que Marje se plaque les mains sur la bouche : ça lui a échappé, elle a été avenante. Et moi, gland comme je suis, je viens d'accepter de jouer au Scrabble alors que je ne supporte pas ce jeu. Avec Mamie Gitane en prime.

J'imagine qu'elle a décidé d'assumer son côté gentil qui a transparu pendant quelques secondes, et foutu pour foutu, elle enchaîne :

— T'es plutôt du genre à jouer avec ou sans dictionnaire ?

— J'suis plutôt du genre à jouer avec une capsule de cyanure pour mettre fin à mes souffrances.

Elle ricane l'air de dire « sacré toi ! » et me tape dans le dos. SANS DÉCONNER, JE SUIS POTE AVEC MAMIE GITANE.

Je zieute la rue de gauche à droite à la recherche d'une issue de secours. Peine perdue. J'avais peu d'espoir pour Noé et Homer qui, si j'en crois Marje, nous concoctent un énième épisode de leur remake de Minus et Cortex… mais mince, même pas une Isa qui se baladerait à l'horizon, ou même une Fatou ! On a une relation quasi-inexistante tous les deux, certes. Pourtant, pour échapper à l'après-midi Scrabble avec Mamie Gitane, je suis prêt à faire un effort.

Comme le condamné traîné à l'échafaud, je suis donc, la mort dans l'âme, ma nouvelle amie – SANS DÉCONNER – vers notre immeuble. Au point où j'en suis, je me dis que je pourrais toujours m'esquiver en me faisant embarquer comme cobaye pour la dernière expérience de Noé et Homer…

Alors qu'on traverse les voies du tram, on remarque un bruit de fond… une sorte de tapage un peu lointain. Après un regard échangé avec mamie, on se retourne tous les deux : au bout de la rue, on distingue un attroupement, pile au niveau du checkpoint qui mène à la Ville.

Piqués par la curiosité, on s'en approche à pas feutrés, sans dire un mot. On n'a pas beaucoup de points communs, avec Marje, mais la curiosité morbide en est un. Là, de toute évidence, y'a du drame dans l'air.

Au checkpoint, cinq militaires sont aux prises avec une bonne partie des habitants du quartier.

Addendum

Vous ne pouviez pas dire que je ne vous avais pas prévenus que ça couperait net !

Voilà donc où s'arrête Apérocalypse… Comment cela aurait-il continué et fini ? Pour ne rien vous cacher, j'aime assez découvrir l'histoire au moment où je l'écris, je n'ai donc pas un scénario clair et complètement terminé en tête. Néanmoins, j'ai une trame assez générale, un certain nombre d'événements fixés et un idée assez flexible du chemin que je voulais prendre. Je vous en livre les grandes lignes ci-dessous.

Fin du mois d'août

Les habitants se rebellent contre les militaires. Rien de bien violent, mais dans la confusion, Isa et le narrateur parviennent à filer en douce et à passer un checkpoint sans être vus. Tous deux visitent la ZAD dont il était question dans les derniers chapitres écrits. Ils n'y trouvent personne.

Ils fouillent la partie du centre commercial déjà ouvert pour y trouver des ressources, mais il n'y a que des magasins de mode ou de loisirs. Le narrateur volera juste une guitare et ils repartiront.

Isa et le narrateur ont une aventure d'un soir avant qu'Isa ne lui révèle son homosexualité (hétéro-curieuse, en quelque sorte). Ils resteront donc bons amis.

À la fin du mois, les militaires disparaissent subitement (y compris Ahmed). Les checkpoints sont désertés, les habitants du Lotissement sont livrés à eux-mêmes.

Automne

Avec les checkpoints supprimés, la majorité des habitants quittent le quartier pour rejoindre leurs proches. Ne restent que les personnages présentés jusque là (le narrateur, Isa, Noé, Robert, Marguerite, Fatoumata, Clothilde et Denise).

La situation se dégrade petit à petit. Les vivres cessent d'être livrés. L'électricité devient définitivement coupée. Le Carrouf est fouillé, mais il a déjà été dévalisé par d'autres. Très vite, les habitants restants tissent des liens avec les zadistes – qui étaient restés cachés lors de la première visite de la ZAD – pour organiser la production de nourriture.

Les relations entre les personnages continuent à être explorées. Isa et le narrateur deviennent très soudés, Noé est souvent avec eux, un peu comme un fils adoptif. Isa découvre qu'elle est enceinte du narrateur. Les relations avec Clothilde se détendent par la musique : le narrateur, en jouant de la guitare, se rend compte que Clothilde a une voix magnifique. Elle lui apprend qu'elle était dans un cover-band de Patti Smith dans ses jeunes années de fac. La musique prendra une place importante dans le quartier, devenant un de seuls éléments de culture rescapés d'Avant.

Un gang rôde mais les habitants se cachent et font comme si le quartier était déserté. Isa et le narrateur retournent voir Mathias pour lui demander de l'aide. Ils le retrouvent mort dans son salon, abattu de plusieurs balles. Sa maison a été pillée.

Hiver

La situation est pire que jamais. L'état de nature se durcit, les habitants ressentent de plein fouet la chute brutale de confort : le froid, la faim. Malgré le réchauffement de ses relations avec les autres habitants, Clothilde succombe au désespoir de la situation et se suicide.

Les habitants essaient de maintenir un semblant de vie au-delà de la survie. Ils fêtent leur premier Noël à la lueur et au chauffage d'une cheminée.

Quelques jours plus tard, Robert fait un arrêt cardiaque. Les autres habitants tentent tout pour le sauver : Noé pédale pour charger un défibrillateur avec un des systèmes de dynamos montés pendant l'été, et le narrateur et Isa envoient des chocs électriques à Robert. Son cœur repart et ils le sauvent, mais il décède dans son sommeil, pendant la nuit (oui, parce que dans la réalité, on n'est pas sauvés si facilement…).

Le gang revient et impose une taxe de nourriture aux habitants par la force (ils sont lourdement armés).

Le moral est au plus bas, quand soudain Ahmed fait son retour. Il explique que les militaires ont déserté lorsque l'État a cessé brutalement de communiquer. Dans la panique, il a essayé de rejoindre sa famille mais il a été bloqué par une zone d'exclusion autour de la centrale nucléaire la plus proche : en l'absence de travailleurs pour assurer la maintenance et la continuité de la production électrique, un accident majeur s'est produit et la situation est hors de tout contrôle. Ses camarades et lui ont essayé de trouver des autorités, des traces de l'État mais il n'y a plus rien, le pays est dans le chaos.

Printemps

Les survivants se comptent.

Les habitants décident de cesser de payer le gang. Une confrontation est attendue, ils sont prêts à mourir les armes à la mains (quand bien même leurs armes sont quasi-inexistantes).

Quand les membres du gang arrive, ils semblent décimés et ne sont plus que quelques-uns. Ils expliquent que beaucoup sont morts pendant l'hiver, entre règlements de comptes, désorganisations et manque de ressources. Isa réussit à négocier avec eux. Ils abandonnent leur extorsion (qu'ils ne sont plus tellement en mesure de mettre en œuvre de toute façon) et sont intégrés à la communauté d'entraide composée du Lotissement et de la ZAD.

La petite société auto-gérée se reconstruit après un hiver éprouvant. Les habitants se rendent compte qu'ils ont réussi à créer quelque chose de viable, une micro-société plus juste et plus apaisée. Ils envisagent l'année à venir avec un peu plus d'espoir et commencent à imaginer comment mieux se préparer au prochain hiver.

On termine sur la naissance de l'enfant d'Isa et du narrateur, représentant la première génération post-industrielle. Le narrateur remet ses choix en perspective et comprend son refus de rejoindre Mathias au début du livre : survivre seul avec un fusil et des vivres n'est pas suffisant, la survie n'a pas d'intérêt, c'est la vie qui en a, la vie avec les autres.

Au moment où les personnages réalisent que la société qu'ils ont créée est préférable et qu'ils ne voudraient pas revenir en arrière malgré le confort perdu, des hélicoptères arrivent : on ignore ce qui va se passer. Est-ce que l'État a été remis debout ? Est-ce que la situation à la centrale a été maîtrisée ? Est-ce que tout va redevenir comme avant ? Si c'était possible, le voudraient-ils vraiment ?

Un dernier extrait

Voilà. Encore une fois, c'est une trame qui aurait probablement pas mal évolué au fil de l'écriture (si je vous retrouvais me premiers brouillons pour Working Class Heroic Fantasy, ça pourrait vous surprendre). J'avais basé l'histoire sur deux idées générales :

C'est avec pas mal de regrets que je referme donc ce projet de roman et le présente ainsi, inachevé. Avec soulagement, aussi, car c'est aussi une manière de le conclure, même imparfaitement, de mettre un point final et de tourner la page. Ce n'est pas la fin du monde, après tout (héhé).

Sur une note plus amusante, je vous propose un dernier extrait. J'ai plutôt tendance à écrire mes histoires dans l'ordre, mais il arrive qu'une idée de scène me vienne bien avant le moment où elle doit arriver dans l'histoire, et je la note donc en la mettant de côté pour plus tard. La séquence qui suit aurait dû arriver probablement au milieu de l'automne, et aurait conclu un gag patiemment préparé depuis le début de l'histoire. La voici :


Mon envie d'uriner commençant à devenir légèrement pressante, je prends élégamment congé :

— Bon, j'vais pisser sur Churchill.

— Churchill ?

— La statue, là-bas.

Isa et Homer jettent chacun un œil à la statue sans avoir l'air de comprendre. Puis il me rient au nez ! Le fou rire complet. Homer s'exclaffe tellement qu'il en tousse. Comme il n'a pas l'air loin de faire une embolie pulmonaire, j'essaie de le calmer : qu'un vieux se foute de ma gueule jusqu'à en canner, je voudrais pas ajouter ça comme exploit à mon curriculum.

— Haha ! Churchill ! Aaaah, gamin ! T'es gentil mais qu'est-ce tu peux être con des fois !

Il explose de rire de plus belle, toujours de concert avec Isa.

Eh bah qu'il crève, ce vieux salopard.

Et toc.

Non, pitié, crève pas, Homer.

Ça va, il reprend son souffle et arrive à m'articuler deux trois explications.

— Le nom de l'arrêt de tram, la statue, le nom de l'avenue, la statue… T'as pas deux neurones qui percutent, là-dessous ?

Je fais la même tête qu'un type qui apprendrait sur son lit de mort que « piédestal » s'écrit en un seul mot. J'ai soudain l'éclair de génie :

— Thiers ?

— Ah bah quand même.

— Adolphe, de son prénom, se sent obligée de préciser Isabelle en essuyant les larmes de rire qui lui coulent sur les joues.

M'agacent, ces gens qui se la ramènent avec leur culture.

— Moi j'vois un gros bouffi célèbre en costard, je pense Churchill.

— Et le costard, tu le trouves pas un peu trop XIXe siècle à ton goût ?

Mais qu'est-ce que j'y connais, moi, à la mode du Moyen-Âge ?!

— J'sais pas moi. Et pi merde, dans tous les bleds, y'a toujours une avenue ou un boulevard Thiers. Je pensais que c'était juste un nom de rue standard, un truc qu'on mettrait par défaut quand on aurait pas d'idée. Comme République ou Gambetta.

Re-crise de rire de deux comiques. Je vous emmerde tellement. TELLEMENT.

Pendant qu'Homer hyper-ventile, Isa en profite pour me faire un cours d'histoire accéléré et m'explique qui est ce foutu Thiers. Pour résumer, et sans vouloir vexer l'inventeur du saxophone… bah Adolf/phe, c'est vraiment un prénom de sac-à-merde, et contrairement à ce que je croyais, c'est pas le moustachu qui a lancé la tendance.

Des titres en pagaille

Et enfin, pour terminer ce long Addendum (on compense l'absence de fin comme on peut), je vous propose la looongue liste des titres possibles que j'avais accumulée pour ce roman avant de me fixer sur Apérocalypse :

— Post-Crash Party

— Après l'effondrement / Après la chute

— La Commune de l'apocalypse

— La Commune du crépuscule

— Libres et dans le fossé

— Fermeture définitive

— Liquidation totale avant fermeture

— Fermez la porte en sortant

— Éteignez en sortant

— Prière d'éteindre en sortant

— Erreur système globale

— Sur les ruines / Par-dessus les ruines

— Dansons sur les ruines

— Un quartier si tranquille

— Ça pourrait être pire

— Et maintenant ?

— Un digestif et l'addition

— Apéro sur les ruines

— Un dernier apéro sur les ruines

— Ne vous inquiétez pas, ça va mal se passer

— Tout va mal, ne t'en fais pas


Merci d'avoir lu ce bout de livre ! En attendant le prochain qui, je l'espère, sera complet…

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Apérocalypse (roman inachevé) by Simon « Gee » Giraudot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité – Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.

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